vendredi 31 octobre 2014

Le cabinet des rêves 199

Je sors de la maison en même temps que le petit chien blanc qui est devenu un élégant caniche tout noir, toiletté et haut sur pattes. 
Je vais au marché mais il n'a pas lieu à cause de la foire. 
Il n'y a que quelques stands de légumes -je suis à vélo, je passe devant rapidement et il ne me semble voir que des courges-
Je me contente d'acheter du pain. 
Pour rentrer, c'est un peu compliqué à vélo : il y a des marches à descendre, un parapluie à tenir parce qu'il pleut… 
Je passe devant la maison d'une femme avec qui je me souviens avoir parlé et, même si la conversation avait été agréable, je me hâte pour ne pas risquer de tomber nez à nez avec elle. 
Je fais un long détour et je dois grimper un petit monticule dont je me dis qu'il doit servir d'urinoir et qui, de toute façon, ne me mène nulle part. 
Je me dépêche d'en redescendre et aperçois une souris qui s'en échappe rapidement. 

Rêve du 28 septembre 2014

jeudi 30 octobre 2014

La vie des pages (3)

A l'accueil, toutes me sourient. J'ignore comment mais elles savent qui je suis.
Le soleil au premier, le silence au second.
Dans la cour des chaises, un mandarinier, des fruits qu'il m'arrive de manger.
Un jour, avant d'en prendre davantage (1) j'ai tout de même demandé : combien ?
La réponse m'a enchantée. (5)
(1)
-Las mujeres, que leen, son peligrosas. Stefan Bollmann, préface de Esther Tusquets (2)
-Una vida entre libros. Lewis Buzbee (3)
-La mujer loca. Juan José Millás (4)

(2) Mais je crois que la situation a changé durant ces cinquante dernières années pendant lesquelles la lecture s'est généralisée et a perdu du pouvoir. Je l'ai parfaitement compris après avoir demandé à un ami, avec le projet de ce livre, s'il pensait que les femmes qui lisaient étaient dangereuses et qu'il m'a répondu : "A moi, ce sont celles qui ne lisent pas qui font peur". 

(3) 
Les heures où je restais seul le soir à la maison, je les passais à continuer ma lecture de Steinbeck dans mon fauteuil, le soleil d'automne se répandant sur les pages du livre, sur son dos noir et ses bords jaunes.
(…) Pour l'adolescent solitaire typique qui préférait le bruit et la compagnie de la musique à fond, de telles soirées ont été une vraie révélation : pour l'enchantement de la solitude et le plaisir qu'elle m'a procuré. Je me rappelle de ces soirs passés d'une manière totalement nouvelle et des livres que j'avais entre les mains presque autant que ce que je lisais mais, si je me souviens de tout cela, c'est avant tout pour ce que j'étais en train de lire. 

(4) Une fois dans sa chambre, elle ouvrit au hasard un livre d'exercices d'espagnol pour étrangers, trouvé dans une librairie d'occasion et se consacra intensivement à la lecture de phrases du genre "je crois que j'ai une indigestion", "je suis diabétique" ou "je voudrais une cabine de première classe, s'il vous plait". Julia, qui ne parlait pas d'autre langue, imagina qu'elle était étrangère et les prononça avec un accent très guttural ("je grrrois que j'ai une indigesssstion", je foudrais une gabine de première glasssse")

(5) "Así como quieres"

mercredi 29 octobre 2014

sorry, we are closed

l'autre soir
  la grande ourse 
mais
  plus souvent
 le dessin des avions 
 en guise de constellations 
Ils ont tenté de faire bonne figure devant leur ultime assortiment de tapas, pensé On arrivera avant elles en glissant les cartes postales dans la boîte, respiré plus fort pour soulager leur coeur étreint en ouvrant les volets de leur chambre avec vue le dernier matin, balbutié des adieux silencieux au ciel, à la mer, au bleu, retenu leurs larmes à l'heure du couchant, manqué de trébucher sur la première marche du bus, pris toutes les photos possibles avant d'arriver à l'aéroport. 

Ils sont inquiets quant à leur avenir : 
réussiront-ils un jour à être aussi heureux qu'ils l'ont été sur l'île ?

mardi 28 octobre 2014

Tuesday self portrait

Morelli essayait quelque part de justifier ses incohérences narratives, soutenant que la vie des autres, telle qu'elle nous apparaît dans ce qu'on appelle la réalité, n'est pas du cinéma mais de la photographie, c'est-à-dire que nous ne pouvons appréhender l'action que fragmentairement, par recoupements éléatiques. Il n'y a rien d'autre que les moments que nous passons avec cet être dont nous croyons comprendre la vie, ou quand on nous parle de lui, ou quand il nous raconte ce qui lui est arrivé ou qu'il prévoit devant nous ce qu'il a l'intention de faire. A la fin il reste un album de photographies, des instants figés; jamais le devenir se réalisant devant nous, le passage de l'hier à l'aujourd'hui, le premier coup d'épingle de l'oubli dans le souvenir. C'est pourquoi il n'y avait rien d'étrange à ce qu'il nous parlât de ses personnages sous la forme la plus spasmodique qui soit; donner de la cohérence à une série de photographies pour qu'elles deviennent du cinéma signifiait remplir de littérature de présomptions, d'hypothèses et d'inventions les hiatus entre les photographies. Les photographies montraient parfois un dos, une main sur une porte, la fin d'une promenade dans la campagne, la bouche qui s'ouvre pour crier, des chaussures dans une penderie, des personnes traversant le champ-de-Mars, un timbre oblitéré, le parfum Ma Griffe, des choses de ce genre. Morelli pensait que l'expérience vécue que représentaient ces photographies, qu'il essayait de présenter avec toute l'acuité possible, devait mettre le lecteur en condition de s'aventurer, de participer presque au destin de ses personnages. Ce qu'il apprenait d'eux, petit à petit, par l'imagination, se concrétisait immédiatement en acte, sans aucun artifice destiné à l'intégrer à ce qui était déjà écrit ou allait l'être. Les ponts entre une phase et une autre phase de ces vies si imprécises et si peu caractérisées, le lecteur aurait à les deviner ou à les inventer, depuis la manière de se coiffer, si Morelli ne la décrivait pas, jusqu'aux raisons profondes d'une conduite ou d'une inconduite, si elle paraissait insolite ou excentrique. Le livre devait être comme ces dessins que proposent les psychiatres de la Gestalt, et ainsi certains traits induiraient l'observateur à tracer, en les imaginant, les lignes qui achèveraient le visage. Mais parfois les lignes manquantes étaient les plus importantes, les seules qui auraient vraiment compté. La coquetterie et l'insolence de Morelli dans ce domaine étaient sans limites. 
Julio Cortázar. Marelle. 
(En 2011, je lisais déjà Cortázar le mardi : ICI)

lundi 27 octobre 2014

en bandoulière 
:
une théière


A la voir se soulever comme ça, aussi régulièrement que ma poitrine, je tentais de me figurer la taille des poumons qui pouvaient l'animer, là-dessous, et je remplissais les miens de bleu. La mer, souvent, comble mes appétits indigos(1) tandis que mes assiettes assument le reste de la gamme chromatique. (2)  
Leurs pas me sont parvenus avant leur conversation et pas plus eux le mien, je n'ai pu voir leurs visages mais c'était elle qui parlait et j'ai pensé An English lady of a certain age. Certaines voix britanniques sont si chics qu'elles transportent en elles la porcelaine fine, les scones et les sandwichs au concombre : tout le cérémonial d'un high tea

(1) Je dis indigo, je pourrais dire cobalt mais, en réalité, je dis surtout bleu afin de ne pas risquer de me tromper : 
Durant ces sept années, toutes sortes d'estivants sont arrivés à Deià : peintres, professeurs de littérature, pianistes, pervers, prêtres, géologues, bouddhistes, couples en exil, végétariens, Adventistes du septième jour, mais surtout des peintres.
Un plaisantin a dit que le nom de Deià venait de "Le village déjà peint", parce que tous les peintres persistent à placer leur siège et leur chevalet toujours au même endroit. Tous les estivants sont partis un peu plus cinglés qu'ils ne l'étaient en arrivant. Les peintres éclaboussent leur toile avec du bleu cobalt, du vermillon, du vert de Vérone, du vert olive sale bien que les couleurs dominantes du paysage soient : gris, bleu opale, bleu vert transparent, bleu presque noir, brun cuivré et or et la mer n'est jamais bleu cobalt. 
Robert Graves. Por qué vivo en Mallorca
(Je traduis ici librement la traduction espagnole qu'ont réalisée Lucía Graves et Natalia Farrán Graves de l'anglais)
(2) On pense ici, bien sûr, aux repas chromatiques déclinés par Madame Moreau dans La vie mode d'emploi de Georges Perec :
Pendant les dix années où sa santé fut suffisante pour lui permettre de continuer à recevoir, Madame Moreau donna environ un dîner par mois. Le premier fut un repas jaune : gougères à la bourguignonne, quenelles de brochet hollandaise, salmis de caille au safran, salade de maïs, sorbets de citron et de goyave accompagnés de xérès, de Château-Chalon, de Châteaux-Carbonneux et de punch glacé au Sauternes. Le dernier, en 1970, fut un repas noir servi dans des assiettes d’ardoise polie ; il comportait évidemment du caviar, mais aussi des calmars à la tarragonaise, une selle de marcassin Cumberland, une salade de truffes et une charlotte aux myrtilles ; les boissons de cet ultime repas furent difficiles à choisir : le caviar fut servi avec de la vodka versée dans des gobelets de basalte et le calmar avec un vin raisiné d’un rouge effectivement très sombre, mais pour la selle de marcassin, le maître d’hôtel fit passer deux bouteilles de Château-Ducru-Beaucaillou 1955 transvasées pour la circonstance dans des décanteurs en cristal de Bohême ayant toute la noirceur requise.
[…] Elle fit préparer un repas rose : aspic de jambon aux Vertus, koulibiak de saumon sauce aurore, canard sauvage aux pêches de vigne, champagne rosé, etc. (3)
(3) La peinture, l'écriture, ce sont des choses qui me nourrissent, aussi. 
Écrire la nature morte
L'osmose entre la peinture et l'écriture, caractéristique de La Vie mode d'emploi, s'observe donc aussi, et doublement, à propos de la cuisine. «Peindre» et «manger», on s'en souvient, sont respectivement la première et la dixième «Activité» dans le Tableau des listes préparatoires de La Vie mode d'emploi. Doublement, car les repas colorés de Madame Moreau sont d'abord des tableaux — des natures mortes — (4) et, en tant que tels, ils constituent des lieux privilégiés de l' intertexte, au sens large. 
(..) Quant au «repas rose», «un des plus mémorables», donné en l'honneur d'Hermann Fugger, l'industriel allemand passionné de gastronomie, les aliments qui le composent («aspic de jambon au Vertus, koulibiak de saumon sauce aurore, canard sauvage aux pêches de vigne, champagne rosé», p. 425) se retrouvent dans la collection Raffke du Cabinet d'amateur sous la forme d'une nature morte de Chardin, Les Apprêts du déjeuner, aussi connu sous le titre du Repas rose à cause de la couleur des aliments représentés: saumon, pêches de vigne, jambon. Ce rapport intratextuel nous fait passer des mets aux mots à travers les images, puisque les mets y sont des images qui sont elles-mêmes des mots, des citations.
La cuisine de Georges Perec. Dominique Jullien. (un article à lire ICI)
(4) Et, comme respirer la mer me rassasie, combler mon regard, parfois, me suffit aussi. 
Dans les maisons occidentales, nous sommes souvent confrontés à ce qui nous apparaît comme une redite inutile. Combien de fois nous sommes-nous assis à une table de fête en contemplant, au grand dam de notre digestion, quelques représentations d'abondance ornant les murs de la salle à manger.
Okakura Kakuzô. Le livre du thé

dimanche 26 octobre 2014

I'm only sleeping

Le lendemain, j'y suis retournée, là où le jour d'avant tu étais venu me rejoindre. 
J'ai retrouvé les deux chaises pareillement situées : la droite que tu avais rapprochée de la gauche dans laquelle j'étais, jusqu'à la coller à elle, que nous soyons collés de même. 
Le lendemain, je me suis assise, là où j'étais assise la veille, avec la sensation de me glisser dans notre lit, aux draps encore chauds. 

samedi 25 octobre 2014

Une enquête sentimentale

Quel rapport entretenez-vous avec la mode ?
Identifiez-vous 
souvent
rarement
jamais 
des formes distinctes quand vous regardez les nuages 
?
Si vous ne l'êtes pas, pourriez-vous être psychanalyste ?
Pleurez-vous facilement ?
Y a-t-il un aliment ou un plat dont vous aimez l'odeur
alors que vous n'aimez pas le manger ?
A quelle activité aimeriez-vous consacrer davantage de votre temps ?
Vos tentatives de séduction sont-elles 
majoritairement
des succès ou des échecs ?
En quoi êtes-vous habile de vos mains ? 
Votre vie est-elle romanesque ?
Comment vivez-vous le passage à l'heure d'été ou à l'heure d'hiver  ?
ICI, des voix sentimentales 
(merci à Drolma Japon d'avoir ajouté la sienne à la collection)

vendredi 24 octobre 2014

Le cabinet des rêves 198

Après avoir aidé à ranger un entrepôt qui va changer d'activité à la fin de la saison, je prends mon vélo pour rejoindre M. et J.M. à I. 
Je ne suis pas en avance. 
Je pédale sur une route de campagne large, aux bas-côtés sablonneux. 
Je fais attention au trafic même s'il n'est pas très dense. 
De l'autre côté de la route, P. et G. m'interpellent : Tu sais que tu es sur la route de P., hein ?! comme s'ils savaient que j'étais en train de me tromper. 
Je ne m'arrête pas pour leur parler ni pour leur faire signe : je ne suis pas assez à l'aise sur le vélo qui est un VTT dont je n'ai pas l'habitude. 
Je prends une route à gauche en pensant que ce sera plus court que de faire demi-tour, même si je n'en suis pas sûre et que ça m'oblige à gravir une côte plutôt que de rester sur le plat. 

Rêve du 10 octobre 2014

jeudi 23 octobre 2014

Loin d'eux (4 : les regrets)

Nous n'avons pas comme seul point commun, Julio Cortázar et moi, d'être nés dans un lieu si éloigné du reste de notre vie. 

ça fait une semaine que, comme juste compensation à nos fatigues bureaucratiques, nous nous sommes lancés dans un voyage à travers la Belgique et la Hollande. Nous sommes déjà passés par mon illustre ville natale, Bruxelles, puis nous sommes passés par Gant et maintenant, nous sommes à Bruges. C'est à dire que, en ce moment, nous assistons à une biennale de poésie à Knokke qui, comme tu le sais, est presque un faubourg de Bruges. Tu te demanderas ce que je peux bien faire à une biennale de poésie, étant donné mon horreur a ce genre de rencontres- et autres raisons plus profondes. Mais il se trouve que, sous prétexte de la biennale, il y a ici 90 tableaux de Dali et c'est une chance -raisons esthétiques mises à part- que je ne voulais pas laisser passer. De sorte que je t'écris à présent pendant qu'un vieux monsieur vaguement turc ulule depuis l'estrade une allocution en ce qu'il croit être du français, pauvre âme ingénue. La salle de ce casino est horriblement peinte par René Magritte (on est en Belgique, quoi !). Ce soir nous retournerons à Bruges et demain, nous irons à Anvers. 
Tout est comme c'est -en général, génial- et en plus, il y a de la bonne bière, de splendides beffrois, halles, chaires de vérité et nous errons nuit et jour à travers les canaux brugeois et gantois. Rien n'est Paris mais c'est bien, la Belgique. (1)

Pas non plus celui de consacrer notre temps aux mêmes choses : l'amour, la lecture, l'écriture. 

Ici, nous avons peu d'amis. Je vis tellement dans mes choses, tellement heureux avec la présence d'Aurora, que nous avons besoin d'une vie de relation intense. Je suis toujours en retard pour mes lectures et mes écritures. Et je vais avoir 43 ans, je suis vieux, très vieux (derrière mon incorrigible visage de jeune garçon). (2) 


Mais celui, également, de vivre à l'étranger et au jour le jour, de redouter parfois la précarité qu'on a choisie...


Il y a un an, j'ai débarqué à Marseille. Il pleuvait et c'était lugubre. Je marchais avec une pianiste brésilienne, par ailleurs à moitié idiote, que je m'étais charitablement chargé de garder jusqu'à Paris. Nous avons marché toute la journée dans Marseille, port admirable qu'il me plairait d'explorer pendant au moins une semaine, comme tu l'as peut-être fait, toi. Ensuite : le train et Paris. Je t'assure qu'il m'est difficile de croire que je suis là depuis un an. Parfois, en route vers le centre en Vespa, une sensation d'irréalité presque angoissante m'assaille : qu'est-ce que c'est, tout ça ? Qu'est-ce que je fais ici ? Pendant un instant, m'envahit la peur de mon état absolu et délibérément précaire, réduit au seul présent, sans la moindre prévision. Peur, lamentation… Et puis je ris et ça me passe. L'avenir, on l'a laissé aux employés de banque et aux messieurs aux plans de vie et aux ambitions. Je crois que mon indifférence totale en matière de publication d'oeuvres nait de cela parce que publier suppose de planifier et d'organiser le futur livre. Ce qui compte, c'est la joie immense de faire le livre, mot après mot, dans le présent absolu. (3)

… mais qui nous est nécessaire, dans laquelle on persiste. 

Je vis vraiment au jour le jour et je ne le regrette pas, contrairement à toi qui, une fois de plus, te répands en lamentations, moi je préfère résister à ma manière et jusqu'à présent, personne ne m'a prouvé que j'avais tort. (4)

Je tente, en revanche, de me garder des regrets, auxquels il cède, lui. Regrets de ce que je n'aurais pas fait, ou pas à temps, de ce que j'aurais trop fait ou pas avec qui il l'aurait fallu. J'essaie de ne rien vivre que, plus tard, j'aurais à me pardonner. 

Je me souviens d'une lettre de Keats, où il dit mélancoliquement : "Je me rends compte que je ne sais rien, que je n'ai rien lu…". Il est peut-être sûr que, finalement, la connaissance engendre la tristesse, moi je crois avoir mis mes jeunes années à profit dans le mesure où me le permettaient mon tempérament, mes capacités intellectuelles et, même, ma santé. Mais maintenant, à la moitié de ma vie, je commence à voir le passé comme une accumulation monstrueuse d'erreurs, de choses-qui-n'auraient-pas-dû-être-faites. Jamais je ne me pardonnerai de ne pas être venu en Europe à vingt ans, et d'avoir attendu presque vingt autres années. Jamais je ne me pardonnerai d'avoir lu tant de livres idiots, d'avoir écrit tant de lettres inutiles, d'avoir empli des douzaines de carnets de vers que je n'ai jamais relus. (5)


J'étais à Babel, quand j'ai ouvert le livre Cortázar de la A a la Z. Chaque page me donnait à voir les lieux, les visages, les  manuscrits dont il est tellement question dans les lettres que je venais de lire et c'était comme feuilleter un album familier, être une intime de l'auteur. 
C'est dans une autre vie, une autre ville, une autre librairie, que j'allais rejoindre parfois celui qui, des années auparavant, m'avait offert Marelle. Nous allions boire un café sur la place, pendant sa pause. Juste à côté du buste de Julio Cortázar
Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières

Comme, dans ce volume, la traduction en espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version originale qui apparait en notes de bas de pages.

(1) Hace una semana que, como justa compensación a nuestras fatigas burocráticas, nos lanzamos a viajar por Bélgica y Holanda. Ya estuvimos en mi ilustre ciudad natal, Bruselas, pasamos luego por Gante y ahora estamos en Brujas. Es decir, en este momento asistimos a una Bienal de Poesía en Knokke, que como sabes es casi un suburbio de Brujas. Vos dirás qué cuernos tengo yo que hacer en una Bienal de Poesía, étant donné non horreur a ce genre de rencontres -y a otras razones más profundas. Pero ocurre que, so pretexto de la Bienal, hay aquí 90 cuadros de Dalí, y ésa es una oportunidad que -razones estéticas aparte- no quería yo perderme. De modo que ahora te escribo mientras un provecto señor vagamente turco ulula desde el estrado una alocución en algo que él cree francés, pobre alma ingenua. La sala de este casino está pintada horriblemente por René Magritte (on est en Belgique, quoi !). Esta noche volveremos a Brujas, y mañana nos iremos a Anvers. 
(…) Todo es como es -en general estupendo- y además hay buena cerveza, espléndidos beffrois, halles, chaires de vérité y vagamos noche y día por los canales brujenses y gantescos. Nada es París, pero está bien esta Bélgica. 

(2) Aquí tenemos pocos amigos. Yo vivo tan en mis cosas, tan contento con la presencia de Aurora, que nos necesito una vida de relación intensa. Siempre estoy atrasado de lecturas y de escrituras. Y voy a cumplir 43 años, estoy viejo, viejísimo (detrás de mi incorregible cara de chico).

(3) Hace un año desembarqué en Marsella. Llovía y estaba lúgubre. Yo andaba con una pianista brasileña, medio estúpida por lo demás, de cuya custodia me había encargado caritativamente hasta París. Anduvimos todo el día por Marsella, puerto admirable que me gustaría explorar por lo menos una semana, como quizá lo has hecho tú. Después fue el tren, y París. Te aseguro que me cuesta creer que llevo aquí un año. A veces, andando en la Vespa por el centro, me asalta una sensación de irrealidad casi angustiosa. ¿Qué es esto? ¿Qué hago aquí? Por un segundo me invade la angustia de mi estado absoluta y deliberadamente precario, reducido al sólo presente, sin la menor previsión. Miedo, lástima… Y entonces me río y se me pasa. El futuro se lo dejo a los empleados de banco y a los señores con planes de vida y ambiciones. Creo que mi total indiferencia en materia de publicación de obras nace de esto, porque publicar presupone planear y organizar el libro futuro. Lo que cuenta es la enorme alegría de hacer el libro, letra a letra, en el riguroso presente. 

(4) Vivo realmente au jour le jour, y no lo lamento; contrariamente a vos, que una vez más te extendéis en lamentaciones, yo prefiero aguantar a mi manera y hasta hoy nadie me ha probado que me equivoco. 

(5) Me acuerdo de una carta de Keats, en que dice melancólicamente : "Me doy cuenta de que no sé nada, que no he leído nada…". Quizá sea cierto que a la larga el saber engendra tristeza; yo creo haber aprovechado mis años jóvenes en la medida en que me lo permitía mi temperamento, mis recursos intelectuales, incluso mi salud. Pero ahora, a más de la mitad de la vida, empiezo a ver el pasado como una monstruosa acumulación de errores, de cosas-que-no-hubieran-debido-hacerse. Jamás me perdonaré no haber venido a Europa a los veinte años, en vez de esperar casi otros veinte. Jamás me perdonaré haber leído tantos libros tontos, haber escrito tantas cartas inútiles, haber llenado docenas de cuadernos con versos que ni siquiera yo he vuelto a leer. 

mercredi 22 octobre 2014

La vie des pages (2)

Confucius fut très étonné, dit-on, de découvrir à quoi ressemblait l'Enfer.
Pas les flammes attendues, si ce n'étaient celles qui rôtissaient à point les brochettes et les gigots.
Ni : coups de fouet, cruels sévices.
Mais : d'immenses tables, couvertes de mets rares et délicieux.
Pots de crème fraîche et fouettée et de gelée de fruits de saison, oeufs coq du matin pondus, fines tranches de charcuterie fine, escargots et grenouilles au beurre aillé, venaisons de tout poil, légumes croquants de saison, fricassées de champignons, assortiment de cerises, myrtilles, framboises, quartiers d'oranges juteuses, parts de tartes au riz, de tartes aux fruits, de forêts noires, montagnes de macarons, pyramides de petits choux, oeufs de caille en gelée, plateaux de fromages à pâte dure, pâte molle, pâte bleue, figues séchées, couronnes de brioche, chapons au champagne, lapins au caramel, entremets à la poire, biscuits à la cannelle, pommes de terre en chemise, clafoutis de mirabelles, d'abricots, de brocolis, poulardes farcies, pains d'épices, chocolats moelleux, compotes de rhubarbe, de poire, d'oignon, guimauves, pastels de nata, crêpes flambées. J'en oublie. 
Il ne comprit pourquoi les invités de ce merveilleux banquet étaient faméliques, exsangues, moribonds à perpétuité que lorsqu'il vit que les seuls ustensiles autorisés pour manger étaient des baguettes longues d'un mètre cinquante. 
Depuis que je la fréquente, aucun employé de cette bibliothèque
n'a jamais semblé entendre mes bonjour, au revoir, 
n'a jamais répondu à mes questions que par monosyllabes, 
à mes merci que par des regards de méfiance, 
ne m'a jamais souri.

Avant que j'atteigne la quatrième marche de l'escalier en colimaçon qui mène aux galeries dont les étagères sont couvertes de livres d'art (












) la bibliothécaire, tout en se dirigeant vers moi, me fit signe de descendre. 
Elle m'expliqua que, pour des raisons de sécurité, l'accès que je venais d'emprunter était absolument interdit aux usagers qui, s'ils voulaient consulter un livre, devaient lui demander à elle ou à l'un de ses collègues. 

mardi 21 octobre 2014

Tuesday self portrait

Le nombre de vies qui pénètrent la nôtre est incalculable.
John Berger. D'ici là.




(Les nuits de France Culture sont à présent disponibles à la réécoute et en podcast. L'occasion, par exemple, de (ré)écouter la voix irrésistible de John Berger invité aux Mardis littéraires. Il y proteste contre le terme exilé, dit qu'il est plutôt un touriste volontaire en France où il habite depuis très longtemps. Il raconte également que, quand il discute avec quelqu'un dans un pub à Londres, on le complimente sur la qualité de son anglais et on lui demande quelle est sa nationalité.)

lundi 20 octobre 2014

Jour(s) de chance

La recherche vaine de la librairie découverte par hasard (1) la semaine précédente m'a permis de voir la mer, sans que je m'y attende.
Il arrive souvent trop vite ce moment où 
quelle qu'en soit la taille
une ville devient toute petite. 
(1) en voyant le nom de la rue (2) : Je ne vais pas l'oublier !, ai-je pensé. Et en apercevant, au loin, l'enseigne du restaurant (3) : Décidément !

(2) Can Fortuny
(3) Serendipity

dimanche 19 octobre 2014

Me gusta como eres

Patrick Saytour : Il m'arrive, lorsque ça ne va pas ou même quand ça va bien, ou tout simplement lorsque l'hiver se termine d'aller travailler à la plage. Je peux revenir de la plage sans avoir rien fait mais, en général j'ai confiance et ça se passe bien. Je ne vais pas à la plage tous les matins sous prétexte que c'est mon lieu de travail. J'y suis allé il y a dix jours, pour me reposer, et quand je suis revenu j'avais résolu mes problèmes du moment, conçu l'ensemble de ma prochaine exposition. 
Catherine Lawless : Et quand vous êtes à la plage vous êtes comme un baigneur ?
Patrick Saytour : Absolument. Je m'endors, je me promène. J'adore les couleurs, le changement des couleurs sur ce plan mobile et immobile qu'est l'eau. 
Catherine Lawless. Artistes et ateliers. 

Lequel 
de nous deux 
le plus 
travaillé 
ce vendredi 
à Barcares ?

samedi 18 octobre 2014

Une enquête sentimentale

Mangez-vous 
souvent
rarement
jamais 
en-dehors de chez vous 
?
Quel était le motif de la dernière frayeur que vous ayez éprouvée ?
Rapportez-vous chez vous des souvenirs 
-coquillages, marrons, feuilles, flyers, prospectus, etc-
de vos promenades ? 
Si oui, les gardez-vous ?  
Êtes-vous doté d'une autorité naturelle ?
Si vous ne l'avez pas déjà fait, pourriez-vous adopter une religion ou en changer
afin de vous marier ?
Savez-vous dessiner un plan ?
Lisez-vous
souvent
rarement 
jamais 
des bandes dessinées 
?
Faites-vous des gestes quand vous téléphonez ?
Croyez-vous aux fantômes ?
Aimez-vous prendre l'avion ?

ICI, des voix sentimentales

vendredi 17 octobre 2014

Le cabinet des rêves 197

Je suis avec Dominique Fabre qui mange des oeufs "arméniens" qu'il a cuisinés lui-même. 
Il m'explique qu'il a travaillé dans un restaurant arménien à un moment où il y avait une pénurie d'huile et qu'il fallait faire attention pour qu'il y en ait assez pour tous les plats. 
Comme son assiette est vraiment très huileuse, je lui dis qu'il n'y a qu'au moment où l'huile faisait défaut que j'aurais pu les goûter, ces oeufs-là !
Pendant qu'il mange, j'ai son livre à la main et nous en parlons. 
Je l'ai apporté parce que je savais que j'allais le voir et pouvoir lui demander de me le signer. 
Je lui demande si la typographie particulière (certains mots sont en gras et semblent se renvoyer les uns aux autres) est de sa propre initiative ou si c'est la particularité d'une nouvelle collection lancée par son éditeur. 
Il me répond sur le ton de l'évidence que, si j'ai feuilleté le livre, je n'ai même pas besoin de lui poser la question.
Etonnée (et un peu vexée), je reprends le livre, en regarde attentivement les premières pages qui pourraient me donner un indice mais je ne vois aucun élément de réponse. 

Rêve du 29 septembre 2014

jeudi 16 octobre 2014

Loin d'eux (3 : les mots)

En 1956, après avoir toutefois brillamment réussi un examen pour devenir traducteurs permanents à l'Unesco, Julio et Aurora Cortázar, refusent de signer un "pacte avec le diable". Leur travail à l'Unesco leur permettrait de vivre bien mais au prix de leur liberté et de traductions mortellement ennuyeuses.

Mes deux dernières semaines à Genève ont été entachées par l'horrible nécessité de faire des traductions atomiques. Je ne veux pas dire que mes traductions sont entrées en fission et ont explosé avant une petite fumée décorative; il s'agit de documents au sujet de l'utilisation pacifique de l'énergie atomique. Mais si tu crois que cela change quoi que ce soit, tu es d'une triste naïveté. Ce sont des réacteurs de toutes sortes, de ionisation des complexes isobutyliques du paradimenol ftaleinado, et autres beautés du même poil. Naturellement, je me suis trouvé en face du problème : devenir fou ou apprendre un peu à propos de ce que je traduisais et j'ai lâchement choisi la deuxième et très triste solution. A présent, je sais ce qui se passe dans un réacteur (dans la mesure de ce qu'en savent les nobles savants qui se sont réunis à Genève et ont produit ces documents) et je sais, en plus, une partie de tout ce que j'ignore -puisque, dans ce métier,  il est très important de ne pas être ignorant et d'avoir l'exacte mesure des ignorances personnelles. (1) 
Quand la littérature est une "raison de vivre",  il est des textes qui constituent d'autres enjeux de traduction que ceux concernant l'énergie atomique. 

Je continue de traduire Les mémoires d'Hadrien. Et je continue de découvrir les différences secrètes qui existent entre les langues et qui se répercutent sur le plan formel. Traduire n'est pas chercher des équivalences. Ou, pour le dire mieux, la traduction trahit le plus fidèle, oh paradoxe ! Je m'explique : si je lis en français qu'Hadrien est tombé amoureux d'un jeune soldat et qu'il a eu des difficultés parce que ce soldat plaisait aussi à Trajan, cela n'évoque pas le moindre scandale. A peine je le traduis en espagnol (dans un jeu parfait d'équivalences), que le passage se teinte d'une grossièreté, d'une rudesse et d'un ton nettement scandaleux. C'est que, en réalité, il ne s'agit pas de la même chose. Une mentalité française imagine un Hadrien et une mentalité espagnole un autre. Cela ne vient pas de l'écho particulier des mots dans chacune des langues mais de l'écho des sentiments. L'amour pour un français n'est pas le même que pour un hispanophone. (2)
Malgré tout -contrairement à Milan Kundera, par exemple, qui fut nationalisé par François Mitterrand en même temps que lui en 1981- et alors qu'il parle parfaitement français, Julio Cortázar ne renonça jamais à écrire en espagnol. 

Avant tout : je dois t'avoir dit une énorme ânerie à propos des langues et ta réplique quasi indignée me donne la mesure de ton alarme. Ecoute, je n'ai pas la moindre intention de changer de langue, à la Conrad. D'abord parce que Conrad est un phénomène isolé et réellement étonnant. Et ensuite parce que rien ne me parait plus délicieux qu'écrire en espagnol. Et je ne peux ni ne veux avoir la vie en France des orangs-outangs puants qui déshonorent l'Argentine et qui, après quatre ans en France ne se font pas comprendre par notre saint concierge Frédéric qui est un ange venu du ciel. Ni faire comme Serrano Plaja et les exilés espagnols, se rejoignant aux Deux Magots pour emmerder les Gachupines* et qui ont besoin d'un interprète pour demander un citron pressé. Le plus logique : le français sera ma langue diurne, qui va avoir rapidement un impact sur l'espagnol, qui sera ma langue nocturne, la région des rêves. Bien que tu saches que les rêves se fabriquent dans la veille… (3)
*Espagnols établis au Mexique ou au Guatemala (ndlt)

Depuis le jour où, trois semaines après le début de mon apprentissage de cette langue, j'avais remercié le marchand de jouets qui sonnait à ma porte en lui expliquant en japonais que je n'avais pas de fruits (kudamono 果物) alors que je voulais bien sûr lui préciser qu'il n'y avait aucun enfant (kodomo 子供) dans cette maison, je suis très indulgente envers ceux qui commettent des erreurs dans une langue qui n'est pas la leur.  
Ainsi, j'ai souri rêveusement au garçon qui me demandait la direction de la "rue de l'amour" avant que je finisse par réaliser qu'il cherchait la "rue de Namur". 
J'aurais pu montrer par où il devait aller à l'homme qui m'interrogeait sur la localisation du "centre ville" si je n'avais pas compris qu'il voulait se rendre au "centre de vie", que je ne connaissais pas, lui. 
Dans ma propre langue, j'ai bien insisté : "surtout pas de viande" mais la serveuse néerlandophone m'apporta un sandwich généreusement garni de "pain de viande". 

Si vous pensez que, parce que je publie des traductions de Rosa Montero, de Ray Loriga, de Geoff Dyer, que, parce que j'invente un petit feuilleton Cortázarien, je sais parler espagnol, vous êtes "d'une triste naïveté" ! (4)
Je : bredouille quelques mots, commence des phrases que mes interlocuteurs ont l'amabilité d'achever, souris beaucoup. Et la majorité du temps je : reste chez moi.

Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières
Comme, dans ce volume, la traduction en espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version originale qui apparait en notes de bas de pages. 

(1) Mis dos últimas semanas en Ginebra se vieron empañadas por la horrenda necesidad de hacer traducciones atómicas. No quiero decir que mis traducciones entren en fisión y exploten previo un humito decorativo; se trataba de documentos acerca de la utilización pacífica de la energía atómica. Pero si crees que esto cambia algo las cosas, incurres en triste ingenuidad. Se trataba de reactores de toda laya, de ionización de los complejos isobutílicos del paradimenol ftaleinado, y otras beldades del mismo pelo. Naturalmente, me encontré frente al problema de volverme loco o de aprender un poco acerca de lo que estaba traduciendo, y opté cobardemente por la segunda y tristísima solución. Ahora sé lo que ocurre dentro de un reactor (en la medida en que lo saben los nobles sabios que se reunieron en Ginebra y produjeron esos documentos) y sé además una parte de todo lo que no sé -pues en este oficio cuenta mucho no ser ingenuo y tener cabal medida de las ignorancias personales.

(2) Sigo traduciendo las memorias de Adriano. Sigo descubriendo las secretas diferencias que hay entre los idiomas, y que trascienden el plano formal. Traducir no es buscar equivalencias. O, mejor dicho, la traducción traiciona cuanto más leal es, oh paradoja. Me explico : si yo leo en francés que Adriano se enamoró de un joven soldado y tuvo dificultades porque a Trajano también le gustaba el soldado, todo eso suena sin el menor escándalo. Apenas lo pongo en español (en un perfecto juego de equivalencias), el pasaje adquiere una grosería, una rudeza, un tono marcadamente escandaloso. Es que en realidad no se trata de la misma cosa. Una mentalidad francesa piensa un Adriano, y una mentalidad española piensa otro. No se trata ya de la resonancia especial de las palabras en cada idioma, sino de la resonancia de los sentimientos. El amor para un francés no es lo mismo que para un hispanohablante. 

(3) 
Ante todo debo haberte dicho una enorme burrada acerca de los idiomas, pues tu casi indignada réplica me da la medida de tu alarma. Oye, no tengo la menor intención de cambiar de idioma, a lo Conrad. Primero, porque Conrad es un fenómeno aislado y realmente asombroso. Y luego porque nada me parece más sabroso que escribir en español. Yo no puedo ni quiero hacer en Francia la vida de los pestilentes orangutanes que deshonran el pabellón argentino, y que después de cuatro años en Francia no se hacen entender por nuestro santo concierge Frédéric, que es un ángel des-cielado. Ni lo que hacen Serrano Plaja y los españoles exilados, juntándose en Les Deux Magots para putear contra los gachupines, y necesitando de un intérprete para pedir un citron pressé. Lo lógico es que el francés, que será mi idioma diurno, vaya incidiendo rápidamente sobre el español, que será el nocturno, la región del sueño. Bien sabes tú que los sueños se fabrican en la vigilia…

(4)
Mon cher Henry Miller,
vous avez raison pour Plexus, la traduction française en est plate. C'est la tragédie des traductions aujourd'hui. Trop de femmes s'en mêlent qui ne savent pas leur langue ni l'autre et qui bavent comme des limaces.
Blaise Cendrars. Correspondance avec Henry Miller 1934-1979

mercredi 15 octobre 2014

La vie des pages

Le jour n'a pas encore commencé à décliner. Ou alors c'est la lumière artificielle. 
Table ronde à gauche (1)
je lis. (2)
Le garçon assis en premier.  
Cahier de calcul, application de bon élève, tête brune penchée sur la règle qui trace la barre de l'addition, écriture nette. 
Le père assis en deuxième.
Carnet moleskine, stylo bille à droite du livre (3) ouvert, tête dégarnie penchée vers la page de gauche, vers la page de droite, vers l'enfant, vers la montre.
A la fin des devoirs, encore du temps.
L'homme désigne les rayonnages à l'enfant. 
Revue de cuisine (4), tête brune penchée vers la page de gauche, vers la page de droite, vers la page de gauche, vers la page de droite, à peine un regard vers la pâtisserie, vers la page de droite, vers la page de gauche, une main se tend vers le père, la langue passe sur les lèvres, une recette de hamburger aux légumes, vers la page de droite, mmm !, une recette de sandwich gratiné.
Ils partent. 
J'ai faim.
Je reste. (5)

(1)

(2) Catherine Lawless : A quoi correspond ce "bureau" où nous sommes ?
Niele Toroni : Je l'appelle bureau, parce qu'il y a une table, que j'y ai classé quelques catalogues et livres. 
(…) Je le vois plus comme une extension de mon appartement. Qui n'éprouve pas le besoin de s'isoler pour écouter de la musique, réfléchir, bricoler ? Chaque individu a besoin d'un "coin à soi". Ce n'est pas le propre de l'artiste. Malheureusement chacun ne peut pas l'avoir et des individus sont souvent réduits à le trouver dans leur voiture où je ne sais où. 
Catherine Lawless. Artistes et ateliers

(3)












(4)












(5)
Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne sent pas leur présence. Ils sont plongés dans les livres. Ils bougent quelquefois entre les pages, comme des dormeurs qui se retournent entre deux rêves. Ah ! qu'il fait bon d'être au milieu de gens qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? Tu peux t'approcher de l'un deux et le toucher doucement, il ne sentira rien. Et si tu bouscules un peu ton voisin en te levant et que tu lui fais tes excuses, il fait un signe de tête du côté d'où vient la voix, il tourne son visage vers toi sans te voir et ses cheveux sont semblables aux cheveux d'un dormeur. (6)
Rainer Maria RilkeLes Cahiers de Malte Laurids Brigge.

(6)


mardi 14 octobre 2014

Tuesday self portrait

J'allais, plongé dans des rêveries de pommes de terre sautées. 
Robert Walser. Le territoire du crayon

lundi 13 octobre 2014

"Oui, il s'est passé beaucoup de choses dans ma vie quand je regarde la Seine, l'après-midi."*

Depuis qu'il écrit, je lis Dominique Fabre.
Depuis 2007, il me suit dans mes déménagements
Les types comme moi, je l'ai lu à OtsukaJ'attends l'extinction des feux, un dimanche près des enseignes de luxe de GinzaJ'aimerais revoir Callaghan dans mon lit bruxellois.

J'habite une île sans fleuve et si les arbres y jaunissent en automne, c'est que les clémentines et les citrons commencent à mûrir. Mais j'y lis Photos volées et Dominique Fabre, l'air de rien, me fait trembler le coeur, du côté d'Asnières les jours de pluie ou en bas de la rue de Rome, me fait respirer Paris, toujours plus aimer ses mots, toujours autant aimer la vie. 

Dans sa rue je me suis garé sur une place de livraison. On s'est embrassés comme si on n'avait pas eu le temps de le faire vraiment. Elle aurait bien aimé que je monte, mais elle avait un gros dossier à travailler pour le lendemain. Elle est bien plus studieuse que moi. Elle a pris son sac à dos rouge, son petit sac de voyage. Elle a fait le code et puis, quand ça a sonné, elle s'est retournée vers moi. Elle a dit quelque chose que je ne suis pas sûr d'avoir entendu. Oui je t'appelle ! Elle a hoché la tête en souriant, je ne m'étais pas trompé. J'ai retrouvé l'A86 mais je suis vite ressorti à Charenton parce qu'elle chauffait rudement, ma vieille auto. Je suis rentré en surveillant les jauges plus ou moins excitées. J'ai longé les Maréchaux, des fois que je tombe en panne. J'ai mis presque deux heures. Il ne serait pas trop tard pour que j'appelle Hicham. Quand je suis arrivé chez moi je lui ai envoyé un texto. Elle m'a répondu tout de suite. Bonne nuit, Jean. C'était bien, non ?
*Dominique Fabre. Photos volées

dimanche 12 octobre 2014

Street scent

Catherine Lawless : As-tu déjà peint devant quelqu'un ?
Joan Mitchell : Simplement en école. Sinon, est-ce que l'on fait l'amour, est-ce que l'on chie devant quelqu'un ? Moi je suis puritaine. 
Catherine Lawless : Que penses-tu de la représentation des ateliers de Delacroix, de Courbet, où l'artiste reçoit pendant qu'il peint ?
Joan Mitchell : J'ai souvent pensé à cela, à ces salons où autour du chevalet on parle, on commente, on disserte… 
Est-ce que l'ont peut saisir Balzac en train d'écrire ou Victor Hugo en train de penser ? Je me demande si ce n'est pas parce que l'on a toujours considéré la peinture comme le jardinage, c'est-à-dire comme une activité non intellectuelle soi-disant, que l'on a peint ou aujourd'hui filmé des artistes en train de "jardiner", c'est-à-dire de peindre. La peinture n'est peut-être pas vue, même aujourd'hui, malgré les modernes, comme le fruit d'un travail de pensée, d'intériorité, de réflexion. 
Catherine Lawless. Artistes et ateliers
Cette fois, c'est dans le couloir que nous avons fait salon, à notre retour de la mer, car tout nous est bon, tous les lieux de la maison pour y dérouler nos conversations.
Cette fois, c'est d'ombre et de lumière que tu voulais me parler car tu en avais lu une convaincante définition dans ton livre de la veille.
Et la veille, justement, je t'avais accompagné et, depuis notre comptoir familier, je t'avais regardé, de loin. La nuit était tombée et tout était plongé dans l'obscurité que, seul, le lampadaire ne parvient pas à chasser, tout était sombre sauf ton visage et ta main qui courait sur le papier, soulignés par le spot que tu avais allumé.
De loin, tu ressemblais à un tableau, animé.

samedi 11 octobre 2014

Une enquête sentimentale

Eprouvez-vous plus souvent 
le besoin d'établir une routine
ou 
le besoin d'échapper à une routine 
?
Vous arrive-t-il/vous est-il arrivé de porter un uniforme ?
Quand vous êtes seul, faites-vous autre chose en même temps que vous mangez ?
Votre cercle amical s'est-il réduit ou élargi ces cinq dernières années ?
Qu'est-ce qui vous donne le plus l'impression de perdre votre temps ?
Avez-vous conservé un rituel de votre enfance ?
Avez-vous l'habitude de lire les étiquettes des produits que vous consommez ?
Vous est-il déjà arrivé de prononcer un discours ?
Vous souvenez-vous du prénom de toutes les personnes que vous avez embrassées sur la bouche ?
Savez-vous ce que vous serez en train de faire demain à cette heure-ci ?

ICI, des voix sentimentales

vendredi 10 octobre 2014

Le cabinet des rêves 196

Je loue un appartement à Paris mais je sais que je ne vais pas pouvoir le garder. 
Cette nuit-là, je dors chez R., dans son lit. 
Un couple entre dans la chambre. Je pense que ce sont des intrus mais non : ils logent là. 
Ils ne partagent pas la chambre de R. comme je le crois d'abord, ils dorment sur un canapé, à côté. 

Au petit déjeuner, R. est là aussi. Elle ne dit rien si ce n'est que ce que j'ai commencé à couper pour en manger est du fromage bleu.
Je demande à la cantonade : 
-C'est possible de louer un studio seule à Paris ?
-Ça dépend du loyer, tu payes combien ?
-1285€. 
-Mais c'est 85€ et 1200 de charges ?

27 août 2014

jeudi 9 octobre 2014

Loin d'eux (2 : les meubles)

Dès l'été 1952, Julio Cortázar trouve de quoi subvenir à ses besoins  et à sa vie libre : 
mon unique ressource était de 15000 francs par demi-journée de travail chez un exportateur de livres. Perspectives : l'Unesco en janvier. Ergo : je pouvais bien lâcher ce seul travail, misérablement payé, et passer la fin de l'année à Buenos Aires. Mais soudainement, (ça fait une semaine), la situation s'est retournée. L'exportateur a doublé mon salaire.(…) Non seulement il a doublé mon salaire mais il m'a aussi fait savoir que, si j'acceptais de rester avec eux, j'aurais, en peu de temps, de quoi vivre tranquille. La raison de cette subite faveur est qu'ils ont besoin d'un hispanophone qui a une expérience dans les livres (et tu vois que je tombe bien) et ils savent que j'ai été à la Chambre du Livre et que je peux travailler bien pour eux. L'Unesco cesse donc d'être intéressant. Ici, je travaille seulement le matin et un soir par semaine. Il me reste donc du temps pour vivre comme je veux, c'est à dire dans une fainéantise scandaleuse : des lectures, des tableaux et du vin blanc. L'Unesco signifie l'esclavage tout le jour et, même si c'est sûr qu'ils payent bien, ça ne sert à rien. (1) 
C'est fin 53 qu'il se marie avec Aurora, une jeune femme qui a, comme lui, un goût prononcé pour les fromages français, les virées en vespa dans le centre de Paris, les heures passées au Louvre et la lecture, bien sûr la lecture :
Il y a deux jours, samedi 22, à la Mairie du 13ème, un maire à la poitrine décorée de la bande tricolore et aux cheveux en brosse, très français et très sympathique nous a mariés. Nous aussi, nous lui avons été sympathiques. Lipa Burd et sa femme Esther Herschkovich ont été nos témoins et, tous les quatre, nous sommes allés célébrer la noce dans un restaurant chinois de la rue Monsieur Le Prince, où, entre autres barbaries indescriptibles, nous avons succombé à l'immortalité dorée d'un poulet à l'ananas qui était vraiment Mallarmé. (2) 
Puis, en 54, de retour à Paris après quelques mois passés en Italie, ils emménagent tous deux dans un appartement qui leur ressemble, qui leur permet de s'adonner à leur vie légère mais centrée sur leurs essentiels : la lecture, l'écriture :   
Mon cher Eduardo : 

(…) je t’écris aujourd’hui samedi 10, une soirée grise, un maté amer, Aurora qui lit Le canard Enchainé vautrée dans un fauteuil (parce que nous avons 2 fauteuils, je tiens à te le faire remarquer*). Nous nous sentons vraiment at home dans ces deux grandes pièces sur la charmante rue Mazarine. Nous avons 2 fenêtres au second étage, et à part un jeune zazou qui s’exerce au trombone près d’ici, et l’une ou l’autre engueulade* automobile, nous jouissons du silence et de la tranquillité. Face à nos fenêtres, l’Hôtel de Belgique* dresse son sinistre squelette, peut-être pour me rappeler mes origines. A quelques mètres, il y a la maison où mon cher Robert Desnos a vécu 10 ans. Et il se murmure que la nôtre fut celle du cardinal Mazarin lui-même, mon homonyme. Dans une pièce, nous avons la chambre. Il y a un grand lavabo et j’ai fabriqué à Aurora une cuisine d’urgence, même si, trois fois par semaine, nous pouvons cuisiner où il se doit. En fait, ce n’est pas un problème puisque nous déjeunons dehors, et le soir, notre réchaud à alcool suffit pour faire du café et des œufs à la coque. Le quartier est merveilleux parce qu’il y a le marché de la rue de Buci où tout coûte moins cher. Quant à la seconde pièce, c’est notre « vis comme tu veux », c’est à dire que nous y avons les livres, la radio, une paire de fauteuils et l’ambiance que nous aimons. En plus, c’est une grande joie de ne pas voir le lit quand on lit ou qu'on écrit. Au bout de près d’un an à vivre dans des pièces uniques en Italie, le fait de « passer d’une ambiance à l’autre » nous enchante. (3)
(* en français dans le texte)

J'ai tiré de la rue mon fauteuil et ma table basse. Ils y retourneront un jour. 
Aucun meuble ne m'appartient, ni ici, ni ailleurs et y penser me rend toujours aussi légère. 
J'ai vécu loin de mes meubles mais je préfère maintenant : sans. 
Plutôt que de me soucier d'ameublement, de rénovation, de décoration, j'habite dans des appartements en ville par procuration : je me sens chez moi dans des livres qui, souvent eux non plus, ne sont pas à moi. 
Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières
Comme, dans ce volume, la traduction en espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version originale qui apparait en notes de bas de pages. 

(1) mi único recurso eran 15.000 francos por media día de trabajo chez un exportador de libros. Perspectivas : Unesco en enero. Ergo, bien podía yo largar ese solo trabajo, miserablemente remunerado, y pasar mi tiempo hasta fin de año en B.A. Mas he aquí que repentinamente (hace una semana) las cosas dieron un vuelco. El exportador me dobló el sueldo. (…) No sólo me dobló el sueldo sino que me hizo saber que si acepto quedarme con ellos, tendré en poco tiempo lo suficiente para vivir tranquilo. La causa de este súbito favor es que necesitan un hispanohablante con experiencia en libros (y ves que caigo justo), y saben que he estado en la Cámara del Libro y que puedo trabajar bien para ellos. Unesco deja pues de ser interesante. Aquí trabajo solamente la mañana, y una tarde por semana. Me queda pues tiempo sobrado para vivir como yo quiero, es decir en una vagancia escandalosa, lecturas, cuadros y vino blanco. Unesco significa la esclavitud el día entero, y si es cierto que te pagan muy bien, no te sirve de mucho. 

(2) Hace dos días, sábado 22, en la Mairie du 13 nos casó un maire condecorado, con banda tricolor al pecho y pelo cepillo, muy francés y muy simpático. Nosotros también le fuimos simpáticos. Tuvimos de testigos a Lipa Burd y a su mujer Esther Herschkovich, y los cuatro nos fuimos a celebrar la boda a un restaurant chino de la rue Monsieur Le Prince, donde entre otras barbaridades indescriptibles sucumbimos bajo la dorada inmortalidad de un pollo al ananás que era verdaderamente Mallarmé. 

Mi querido Eduardo : 
(…) te escribo hoy sábado10, con una tarde gris, mate margo, Aurora que lee Le Canard Enchainé repantigada en un sillón (porque tenemos 2 sillones, je tiens à te le faire remarquer). Nos sentimos realmente at home en estas dos grandes piezas sobre la encantadora rue Mazarine. Tenemos 2 ventanas en el segundo piso, y aparte de un joven zazou que se ejercita en el trombón cerca de aquí, y una que otra engueulade automovilística, gozamos de silencio y paz. Frente a nuestras ventanas alza su tétrica osamenta el Hôtel de Belgique, quizá para recordame mis orígines. A pocos metros está la casa donde vivió 10 años mi querido Robert Desnos. Y hay quien susurra que nuestra casa fue la del mismísimo cárdenal Mazarine, mi tocayo. En una pieza tenemos el dormitorio. Tiene un gran lavabo y yo le he fabricado a Aurora una cocina de emergencia, aunque tres veces por semana podemos cocinar en donde corresponde. En realidad no es problema pues almorzamos fuera, y de noche basta nuestro réchaud a alcohol par hacer café y unos huevos pasados por agua. El barrio es una maravilla pues está el mercado de la rue de Buci donde todo cuesta menos. En cuanto a la segunda pieza es nuestro "vive como quieras", es decir que tenemos los libros, la radio, un par de sillones, y la atmósfera que nos gusta. Además es una gran alegría no ver la cama cuando se está leyendo o escribiendo. Después de casi un año de vivir en piezas solas en Italia, esto de "trasladarse de un ambiente a otro" nos encanta.