dimanche 30 novembre 2014

Enfants sans enfant

Il y a ces jours sans(1), ces (si) rares jours qu'on appelle les jours adolescents, les jours enfants-sans-enfant, de ceux qu'on aurait passés à peine autrement à quinze ans(2)
Il y a aussi les poignées d'heures buissonnières, volées au fracas quotidien, celles qu'on oublie un peu au lit, celles qui nous transportent et qu'on ne compte pas(3), celles qu'on achève en mangeant des sushis. 

(4)


(1)
mais avec :
collations, musique, crayons, lecture,












(2)















(3)












(4)
Aujourd'hui, on trouve tout ce qu'on veut à Londres, en théorie -y compris des fruits et des légumes hors saison, grâce aux congélateurs- et toutes sortes de charcuterie du continent. Mais peut-on vraiment cuisiner ? Une recette de cuisine du livre d'Alice Toklas inclut, par exemple : un morceau de porcelet, un foie de poulet, un brin de basilic, de la marjolaine sauvage et une pincée de romarin. Imaginez trouver de telles choses à Londres, y compris à Soho ! Mais au marché de Palma(5), ce serait la chose la plus naturelle du monde.
Robert Graves. Por qué vivo en Mallorca. (Je traduis ici librement la traduction espagnole qu'ont réalisée Lucía Graves et Natalia Farrán Graves de l'anglais)

(5)
C'est au marché de Palma de Majorque que Jeanne, notre cuisinière française, a tenté de m'enseigner le meurtre par étouffement. Elle n'avait aucune raison de commettre ce crime en public ni de s'attendre à ce que j'y participe. Elle voulait simplement se rendre intéressante. Quand la foule de marchandes qui s'était rassemblée autour d'elle s'est mise à crier et à gesticuler, j'ai battu en retraite. Lorsque nous nous sommes retrouvées plus tard dans la carriole pour rentrer à Terreno, où nous avions une villa, j'ai refusé de sympathiser avec Jeanne. Elle disait que les Majorquins étaient assoiffés de sang, n'allaient-ils pas à des corridas et ne payaient-ils pas cher la viande des taureaux qu'ils avaient vu abattre dans l'arène, ne préféraient-ils pas trancher la tête à d'innocents pigeons plutôt que de les étouffer humainement, ce qui était la façon d'éviter que la volaille ne saigne à mort et la rendait plus pleine et plus savoureuse. N'avait-elle pas essayé de leur expliquer cela, de leur enseigner, de leur montrer comment une personne intelligente et humaine s'y prenait pour tuer des pigeons, mais non, ils ne voulaient pas apprendre; ils préféraient leurs propres méthodes brutales. Au déjeuner, quand elle servit les pigeons, Jeanne se tut discrètement. Nous avions découragé à table les discussions sur la nourriture, qu'elle aimait par-dessus tout. Mais ses fins yeux noirs étaient éloquents. Même si les petits pigeons que l'île n'étaient pas très gros, c'étaient bien des pigeonneaux, et ils étaient bien plus grands et succulents que ceux que nous avions mangés dans l'excellent restaurant de Palma. 
Alice Toklas. Livre de cuisine

samedi 29 novembre 2014

Une enquête sentimentale

Etes-vous tombé amoureux d'une personne uniquement pour son physique ?
Vous souvenez-vous quand vous avez cessé de croire au père Noël ?
Portez-vous
souvent
rarement
jamais 
un chapeau ?
Avez-vous déjà causé un accident ?
Vous est-il déjà arrivé d'intervenir auprès de spectateurs qui vous gênaient au cinéma ou au théâtre ?
Mangez-vous 
souvent
rarement
jamais
entre les repas ?
Si vous ne l'êtes pas, pourriez-vous être coiffeur ?
Avez-vous déjà renoncé à une histoire d'amour par amitié ?
Savez-vous coudre ?
Au cours de votre scolarité, avez-vous été puni injustement ?
ICI, des voix sentimentales

vendredi 28 novembre 2014

Le cabinet des rêves 203

"Tout est réel, mais tout n'a pas le statut de réalité. Il y a des zones de la réalité qualifiées d'irréelles : les rêves, par exemple, les inventions qu'on se raconte dans l'autobus sur le chemin du travail (mon chef sera-t-il mort ?), l'inconscient lui-même n'a pas de catégorie du réel. Ce qui est curieux, c'est que ce que nous appelons réel est complètement déterminé par ce que nous appelons irréel. La réalité réelle est le résultat de l'activité de la réalité irréelle." 
Juan José Millás
Bien qu'elle ait séjourné là pendant deux semaines, je ne vois N. que le jour de son départ. 
Elle descend du premier étage du garage où elle a logé pendant ses vacances. 
Elle est enceinte d'un deuxième enfant : le premier est un petit garçon à qui je fais une réflexion (laquelle ?).
N. ne dit rien mais me regarde de manière équivoque. 

Rêve du 30 octobre 2014

jeudi 27 novembre 2014

La vie des pages (7)

Son père lui demanda de chercher les antonymes d'écrire, mais Julio n'en trouva aucun.
-Ce mot n'a pas d'antonyme, papa.
-Pourtant c'est ce qui précisément ce qui m'arrive à moi : j'ai la moitié du corps désécrite, regarde, et maintenant, les choses de ma tête se désécrivent.
-Au sens figuré, oui, mais il serait impossible de désécrire un roman ou de désécrire un article.
Il tenta de concevoir un monde en plein processus de déréalisation, où il y aurait des journaux dans les rédactions desquelles les salariés s'efforceraient de désécrire les nouvelles du jour, pendant que les romanciers, dans leurs mansardes, désécriraient les grands récits de l'histoire. Il imagina une interview à la télévision avec le désécrivain de Madame Bovary ou de La métamorphose. Ce seraient des genres de bohémiens, à l'apparence négligée, qui auraient du mal à avoir beaucoup de succès parce qu'ils ne désécriraient pas toujours les grandes oeuvres avec la même réussite que celle avec laquelle elles avaient été écrites. Mais certains atteindraient les sommets de la désécriture en effaçant les meilleures métaphores réalisées par l'humanité au cours des siècles. Et on créerait une histoire inverse de la littérature, composée d'un catalogue de personnages dont le mérite serait d'en avoir fini avec l'Iliade ou la Divine Comédie.
Traduction libre d'un extrait* du roman de Juan José Millás : El orden alfabético.

Il y eut
avant
et 
après
2006
dans ma vie

peut-être même suis-je devenue vraiment adulte cette année-là car, auparavant, il y avait toujours quelqu'un pour rapporter mes livres à la bibliothèque. 
Puis plus. 
Et je fus quelques mois sans y retourner. 


Alors, jeudi dernier. 
Mais lui, derrière le comptoir : 
deux jours ? on n'appelle pas ça un retard, ici.

*Su padre le pidió que buscara los antónimos de escribir, pero Julio no encontró ninguno.
-Esa palabra no tiene antónimos, papá.
-Pues lo que me ocurre a mí precisamente es que se me ha desescrito la mitad del cuerpo, míralo, y ahora se me desescriben las cosas de la cabeza.
-En sentido figurado, sí, pero sería imposible desescribir una novela, o describir un artículo.
Trató de concebir un mundo en pleno proceso de desrealización, donde habría periódicos en cuyas redacciones los trabajadores se afanaran en desescribir las noticias del día, mientras los novelistas, en sus buhardillas, desescribían los grandes relatos de la historia. Imaginó una entrevista en la televisión con el desescritor de Madame Bovary o de La metamorfosis. Serían tipos bohemios, de aspecto descuidado, a los que les costaría mucho triunfar, porque no siempre describirían las grandes obras con el mismo acierto con el que se escribieron. Pero algunos alcanzarían las cimas de la desescritura borrando las mejores metáforas construidas por la humanidad a lo largo de los siglos. Y se crearía una historia inversa de la literatura, compuesta por un catálogo de personajes cuyo mérito sería haber acabado con la Iliada o la Divina Comedia.

mercredi 26 novembre 2014

Les jours avant les souvenirs

-Qu'est-ce que tu vas faire ? dis-je.
-Je me suis dit que je pourrais peut-être essayer de lui lire quelque chose, me répondit Seymour en prenant un livre.
-Mais elle n'a que dix mois, voyons ! objectai-je.
-Je le sais bien, répondit Seymour. Les bébés ont des oreilles, tu sais, ils ont des oreilles pour entendre.
J.D. Salinger. Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers.

il y avait, ce soir-là à Barcares, un cours de coucher de soleil et même si le jeune élève savait à peine marcher et regardait davantage ses pieds que la direction que désignait le doigt de son père, au moins il l'aura fait, ai-je pensé et tout aussitôt : où vont les choses en nous quand on ne s'en souvient pas ?
(
Plus tôt c'était :
d'où vient 
qu'on aime qu'on n'aime pas
fréquenter les bibliothèques
résoudre des équations
rester chez soi
)
Quand commençons-nous à être : nous ? à être : quelqu'un ?
Dès avant les souvenirs ? 
Quand ils adviennent ? 
Ou quand nous sommes capables de nous les remémorer, les inventer ?*

*
Pour vivre, nous avons à nous raconter, nous sommes un produit de notre imagination. Notre mémoire, en réalité, est une invention, un conte que nous allons réécrire chaque jour (ce que je me rappelle maintenant de mon enfance n'est pas ce que je m'en rappelais il y a vingt ans). Ce que je veux dire, c'est que notre identité aussi est une fiction puisqu'elle repose sur la mémoire. Et sans cette imagination qui complète et reconstruit notre passé et qui octroie au chaos de la vie une apparence de sens, l'existence serait affolante et insupportable, pur bruit et fureur. 
Traduction libre de La ridícula idea de no volver a verte de Rosa Montero. 

Para vivir tenemos que narrarnos, somos un producto de nuestra imaginación. Nuestra memoria en realidad se un invento, un cuento que vamos reescribiendo cada día (lo que recuerdo hoy de mi infancia no es lo que recordaba hace veinte años); lo que quiere decir que nuestra identidad también es ficciones, puesto que se basa en la memoria. Y sin esa imaginación que completa y reconstruye nuestro pasado y que le otorga al caos de la vida una aparencial de sentido, la existencia sería enloquecedora e insoportable, puro ruido y furia. 

mardi 25 novembre 2014

Tuesday self portrait


-Au point de vue politique, si l'homme peut plus en causer avec des copains, qu'est-ce qui lui reste ?
-La télé ?
-Tu m'as compris ! L'opinion à domicile comme l'eau courante. Plus besoin de bouger un arpion. L'homme faut l'isoler, le mettre sous un béret. Sans quoi il attrape la réflexion. Qui dit bistrot dit contact. Pas de bistrots aux H.L.M. Quand tu prendras ton verre de beaujolpif à un distributeur automatique, la France sera finie. Nettoyée.
-Quand même, nous, on gueule qu'ils vont raser les Halles parce qu'on est dedans, mais si on était ailleurs, on s'en foutrait. Faut pas être contre le progrès. Tiens, on râle contre la télé, mais c'est bien commode. Moi, quand j'ai pas envie de parler à ma bonne-femme, ou quand j'ai des parents qui viennent me pomper l'air à la maison, je branche le truc et je suis peinard. Avant, on pouvait pas lire le journal à table, c'était pas poli. Maintenant on peut. C'est une sacrée amélioration. Faut pas être passéiste.
-Passéiste ?
-Passéiste, parfaitement. Faut pas oublier que, dans le temps, le progrès s'est appelé chandelle.
René Fallet. Paris au mois d'août.

lundi 24 novembre 2014

L'avenir des souvenirs (des autres)

Nous pensons toujours à nos propres souvenirs et, cependant, très peu à ceux des autres. Comment y sommes-nous ? Aimerions-nous notre image dans ces souvenirs ou la trouverions-nous trop pâle et triste ? Ce soir, après avoir écrit un moment, je suis sorti faire un tour dans le quartier et j'ai croisé X qui tenait la main de sa fille. X et moi sommes sortis ensemble il y a plus de vingt ans. Elle avait envie de parler. Moi pas tant que ça. Cela me dérangeait d'avoir une conversation émaillée de formalités et éloignée du désir que j'avais eu pour elle, du bon et du mauvais que nous avions vécu ensemble. Elle a dû le sentir parce que son silence -ce qu'elle ne disait pas- paraissait indiquer que c'était moi qui me trompais et que, après tout, être maintenant et ensemble dans la rue, c'était être tous les deux dans un territoire abandonné qui avait été le nôtre. Quand nous avons pris congé, il m'est resté l'envie de la revoir à un autre moment mais la rencontre d'aujourd'hui m'en empêchait. A la maison, je pense aux fragments de sa mémoire que j'ai occupés ces vingt dernières années, je pense à ce que doivent être ces fragments, si toutefois ils existent. (1)
(C'est une traduction libre que j'ai faite d'un extrait de El Japón en Los Angeles, le journal que José Carlos Llop a tenu en 1996 et 1997)
Bien que peu coutumières du fait, nous nous étions cependant rapidement habituées à ceux qui prenaient rendez-vous après nous avoir entendues. 
Plus rares mais aussi plus surprenants -et à la mémoire stupéfiante- étaient ceux venus par hasard et parfois longtemps après et qui réalisaient -on ne savait pas toujours comment ni pourquoi- au cours de la conversation : mais c'est vous, alors, qui parliez sur France Inter ?!(2)

S'en souvient-elle encore celle -et l'a-t-elle raconté autant de fois que moi ?- qui, me voyant pour la première fois, téléphona à ses amis -Vous ne devinerez jamais qui j'ai en face de moi !!!- avant de m'expliquer avoir dîné la veille chez eux et face à moi et avoir passé une partie de la soirée à m'inventer toutes sortes de vies possibles -sans avoir pensé à celle-là. 


(1) Siempre pensamos en nuestros propios recuerdos y sin embargo muy poco en los recuerdos de los demás. ¿ Cómo somos en esos recuerdos ? ¿ Nos gustaría nuestra propia imagen en esos recuerdos o la hallaríamos demasiado pálida y tristona ? Esta tarde, después de escribir un rato, he salido a dar un paseo por el barrio y he encontrado a X, que llevaba de la mano a una hija suya. X y yo fuimos novios hace más de veinte años. Ella tenía ganas de hablar. Yo no tanto. Me molestaba mantener una conversación salpicada de formalidades y alejada del deseo que sentí por ella, de lo bueno y lo malo que pasamos juntos. Algo de esto habrá notado porque su silencio -lo que no decía- parecía indicarme que era yo el equivocado, que al fin y al cabo, por el hecho de estar ahora juntos en la calle, los dos estábamos en un territorio abandonado que había sido nuestro. Cuando nos hemos despedido me he quedado con ganas de verla en otro momento, pero me lo impedía ese mismo encuentro de ahora. Ya en casa, pienso en qué fragmentos de su memoria he debido ocupar en estos últimos veinte años, pienso en cómo deben ser eso fragmentos, si es que existen. 
José Carlos Llop. El Japón en Los Angeles

(2) On est dans les souvenirs des autres mais parfois aussi dans leurs rêves.
Kriss m'avait écrit, en juin 2009 :
Je t'embrasse, j'ai rêvé cette nuit que j'étais a Tokyo et que j'allais te faire la surprise de t'appeler !


dimanche 23 novembre 2014

KIND OF BLUE

Après avoir fait le portrait du palmier -du pont, de la mer, de ce pèlerinage hors-saison- et alors que les minutes commençaient à devenir comptées, tu t'es retourné vers moi, un profil, c'est vite fait un profil, j'allais voir ça et après on partirait et après nous sommes partis. 
Un autre jour c'était de face et ton pinceau à la volée comme vers l'orchestre et le bleu que tu t'étais peint au front, je me demandais où, sur moi, tu l'avais posé. 
Il y a dans notre chambre une aquarelle et puis c'est tout. Bleue, tu m'y as tracée de profil et de mémoire et c'est encore par coeur que tu m'y vois à chaque fois tandis que moi, c'est toi. 

samedi 22 novembre 2014

Une enquête sentimentale

Vous êtes-vous déjà fait hypnotiser ?
Avez-vous déjà été témoin d'un mariage ? Si oui, les mariés ont-ils divorcé depuis ?
Si vous ne l'êtes pas, pourriez-vous être astronaute ?
Vous arrive-t-il d'aller à la pêche ?
Votre écriture manuscrite est-elle facilement lisible ?
Y a-t-il quelque chose accroché sur le mur au-dessus de votre lit ?
Jeune, les parents des autres vous paraissaient-ils préférables aux vôtres ?
Avez-vous déjà été mis en quarantaine pour cause de maladie contagieuse ?
Pratiquez-vous 
souvent
rarement 
jamais 
le chantage 
?
A quelle heure vous êtes-vous réveillé ce matin ?
ICI, des voix sentimentales

vendredi 21 novembre 2014

Le cabinet des rêves 202

J.M. est à la maison avec une amie. 
Elle paraît beaucoup plus âgée que lui. 
Elle est, en tout cas, beaucoup plus grande et manifeste beaucoup d'assurance vis à vis de moi. 
Elle est assise sur un fauteuil, J.M. est à côté d'elle, en train de regarder par-dessus son épaule le jeu auquel elle est en train de jouer (sur son téléphone ? sur une console portative ?). 
Elle me demande si elle peut rester chez nous pour la nuit et sa question me donne l'impression d'avoir été convenue entre eux : si c'est elle qui demande, je pourrais moins refuser. 
D'ailleurs, J.M. ne me regarde pas, comme si cela pouvait influencer défavorablement ma décision. 
Il a les cheveux longs et rien, dans ses traits, n'évoque un garçon. 
En le regardant, je pense : ça doit être étrange pour lui, tout le monde doit toujours être en train de le prendre pour une fille

Plus tard, j'arrive dans la cuisine en désordre : M. y a installé un comptoir et des tabourets hauts à la place de la table. 
Bien que je ne fasse aucun commentaire, il paraît remarquer à quel point c'est mal rangé seulement à ce moment-là et il en est gêné. 
J.M. et son amie surjouent l'enthousiasme par rapport à la nouvelle disposition pour dissiper son malaise. 

Rêve du 26 octobre 2014

jeudi 20 novembre 2014

La vie des pages (6)

Son coup de téléphone m'a douée d'ubiquité (1) en même temps qu'il ne m'a pas surprise (2) -enfin si, malgré tout (3)- et que je me répandais en remerciements (4).
(1) : pendant que je la regardais -appuyée sur une jambe, sur l'autre- je voyais aussi le couloir dans lequel les sonneries étaient en train de résonner, à l'autre bout de la ligne et, à sa première interrogation suivie d'un temps de silence, suivie d'une deuxième, je devinai que l'enfant avait décroché avant d'appeler son père qui répondit que oui, claro que si, il m'autorisait, moi qui étais au guichet munie de sa carte, à emprunter les documents que j'avais choisis pour lui. 
(2) je me souvenais l'avoir lu dans les conditions de prêt : La tarjeta de usuario es personal e intransferible et j'avais pensé, alors, à ce que je savais du patriot act, et aux conséquences qu'un emprunt pour autrui pouvait avoir dans un autre pays, j'avais pensé, alors, que, d'ailleurs, je ne connaissais pas les règles de celui dans lequel je vivais, j'avais pensé, alors, que, peut-être, ce genre de mesures était une trace du franquisme car, après tout, une dictature, ça devait en laisser, des traces, dans un pays, oui, j'ai eu le temps de penser à tout cela pendant mon inscription ICI
(3) car ce n'est pas que quiconque me l'aurait proposé.
(4) j'espère toujours, dans ces cas-là, que mon accent est identifiable car je les connais, ces stéréotypes qui s'invitent volontiers et à l'improviste dans les conversations les plus banales et, bien que j'aie des problèmes avec l'identité nationale, j'aimerais autant, à force de sourires et de muchas gracias, faire oublier qu'on dit, souvent, que les Français sont arrogants. 

mercredi 19 novembre 2014

Un calendrier perpétuel

Yasuko se releva lentement, alla prendre un cahier dans le tiroir d'une commode, et le remit silencieusement à Shigematsu. C'était son journal pour l'année 1945. Deux drapeaux se croisaient sur la couverture : le Soleil levant, emblème national, et le Soleil dardant ses rayons, emblème de la Marine. Yasuko l'avait rédigé lorsqu'ils étaient encore à Hiroshima, au quartier de Senda, chaque soir, après le dîner, assise à la table du petit salon. Si fatiguée qu'elle fût, elle n'avait jamais manqué de l'écrire.Sa méthode était la suivante : plusieurs jours de suite, elle n'écrivait que quatre ou cinq lignes, et tous les cinq ou six jours, elle reprenait en détail tous les événements des jours précédents. C'était une méthode pratiquée par Shigematsu lui-même depuis longtemps, et comme il la lui avait enseignée, elle l'avait adoptée. Lorsqu'on rentrait tard à la maison et qu'on avait trop sommeil, on se contentait d'en finir le plus vite possible, d'où l'idée de ce procédé que Shigematsu appelait "en gros et en détail".Masuji Ibuse. Pluie noire
Souvent, j'ai hésité : poursuivre ? arrêter ? 
Mais, sinon, que deviendraient les jours ?
A présent je continue à écrire mon journal brut
 sans jamais le consulter autrement que par nécessité. 
mardi 19 novembre 1985 : il neige et on termine notre exposé sur l'Inde de 13h à 15h30 avant de rentrer avec B.

mercredi 19 novembre 1986 : je vois G. avant et un peu après d'aller chez le coiffeur.

jeudi 19 novembre 1987 : après les cours, je vais chez C. alors je sèche l'espagnol.

samedi 19 novembre 1988 : G. passe me prendre pour assister à une conférence sur la génétique, on raccompagne F. et on se quitte à 1h.

dimanche 19 novembre 1989 : après une course d'orientation complètement nulle, je range ma chambre et fais un album-photo.

lundi 19 novembre 1990 : je vais travailler de 17h à 22h et je téléphone à F. à propos de son anniversaire fêté la veille.

mardi 19 novembre 1991 : parce qu'il pleut trop, que je n'ai pas de parapluie, je ne vais pas au cours de linguistique.

jeudi 19 novembre 1992 : le soir, après la projection du Silence, j'aborde J.D. qui ne se souvient absolument pas m'avoir déjà vue.

vendredi 19 novembre 1993 : l'après-midi je vais chez le coiffeur et le soir au cinéma : Brève histoire d'amour

samedi 19 novembre 1994 : on nettoie l'appartement avant que mes parents arrivent, on parle tellement qu'on ne sort que pour acheter de la viande avant de manger des moules.

dimanche 19 novembre 1995 : après avoir travaillé, on va voir une exposition de photos au château.

mardi 19 novembre 1996 : il neige alors je ne sors pas et, après avoir peint un coffre trouvé chez Emmaüs, je lis un peu.

mercredi 19 novembre 1997 : après une journée longue, beau concert de Jean-Louis Murat au Splendid.

jeudi 19 novembre 1998 : le soir, N. vient manger.

vendredi 19 novembre 1999 : après quelques heures passées à attendre en vain le dépanneur de la chaudière, on va chercher des livres à la bibliothèque.

dimanche 19 novembre 2000 : à Arras, on prend des photos avant de se prendre une averse et de rentrer manger du riz au lait.

lundi 19 novembre 2001 : à la suite d'un jour abominable, je refuse l'invitation des voisins tentés par un apéro et je lis avec Médor.

mardi 19 novembre 2002 : en rentrant du Bateau Livre, je cuisine des madeleines.

mercredi 19 novembre 2003 : je passe la matinée à lire, l'après-midi à travailler.

vendredi 19 novembre 2004 : le soir à l'Arbre à lettres pour une lecture de Jacques-Henri Michot.

samedi 19 novembre 2005 : après le cours de japonais, on mange avec S. et Y. dans un restau chinois avant de rentrer. Je dors et mon mal de tête s'estompe un peu.

lundi 19 novembre 2006 : je mange avec Be et Ga à Shimokitazawa avant d'aller chez le dentiste.

lundi 19 novembre 2007 : après avoir appris que M. et C. se séparent, je chasse ma mélancolie en rentrant par le parc.

mercredi 19 novembre 2008 : j'achète une veste dans l'avenue Waseda après être allée à l'Institut français.

jeudi 19 novembre 2009 : je m'apprête à me coucher mais ma soeur m'apprend la mort de Kriss alors je passe du temps à la réécouter.

vendredi 19 novembre 2010 : avec H., on passe aux Petits riens et je la rejoins à Pêle-Mêle après m'être fait coiffer. Le soir, on boit un verre à la Brasserie Verschueren.

samedi 19 novembre 2011 : le matin en terrasse, l'après-midi je lis chez moi.

lundi 19 novembre 2012 : du yoga le matin, une insomnie la nuit.

mardi 19 novembre 2013 : Il fait mauvais et les travaux du studio sont reportés. Je transforme mon lit en bureau pour y écrire des mails et un billet

mardi 18 novembre 2014

Tuesday self portrait

Pour ceux qui en ont un (et ils doivent être assez nombreux encore), il arrive un jour -la réplique de celui où l'insatisfaction nous a jetés sur les routes- où le passé familial prend le pas sur tout le reste : les pierres qui ont sévèrement construit ces temps anciens, les ombres et les recoins des lieux où s'est assagie la furieuse enfance, les arbres, les haies à jamais disparus, et la grotte en marge des déjeuners ensoleillés sur l'herbe où ont abouti un jour les contes paysans, engendrant le premier et confus désir de mystère; les boîtes fragiles, les chambres interdites (et leur odeur de laque), les dentelles jaunies sur le piano (à voir ses touches bistres on aurait dit qu'il fumait deux paquets de brunes par jour) qui dans les déménagements mouvementés de la famille avait matérialisé l'aura fugace de Chopin, les pages gribouillées et torturées de ces contes d'enfants dont les feuilles gisaient éparpillées et où repose le sens des mots…, oui, il arrive un jour (les noms que la mort a rendus sonores résonnant encore dans les arbres, dans les branches mouillées et les après-midi dorés) où le passé surgit dans un moment d'incertitude pour exorciser le temps malveillant et sordide, et ramener la sérénité, ridiculisant et détruisant ainsi le caractère stérile, chimérique et décevant d'un présent torturé et vagabond, éternellement absorbé dans le vol d'une mouche autour d'un abat-jour vert.
Juan Benet. Un bon à rien. 

lundi 17 novembre 2014

Il est des mots, comme des fruits :

de saison

, dont les syllabes douces et enveloppantes donnent aussi chaud à prononcer en été que l'idée même d'enfiler des manches longues  -sudadera- ou dont on n'a pas envie d'avoir les consonnes rafraîchissantes en bouche alors qu'on porte des mitaines -melocoton


(c'est une photo un peu réversible :
elle donne envie de se baigner
alors qu'elle date de février)

dimanche 16 novembre 2014

Across the universe

Nous n'avons pas attendu le philosophe (1) pour parler de nos perceptions (2) et de nos façons de voir (3) et de nos sensibilités (4) et nous rendre compte que, si nous y vivons l'un avec l'autre (5), ce n'est pourtant pas exactement dans le même monde. 
Dans le tien, les montagnes évoquent des sensations d'escalade. 
Dans le mien, elles sont de purs éléments de décoration (6). 


(1) de son nom, tu as créé un verbe. Ainsi, avant de monter sur la terrasse, ton livre à la main, tu me préviens : Je monte épicurer
(2) il m'arriva, sur cette même terrasse, d'énumérer tout ce que j'entendais sans même tendre l'oreille et cela nous fit comprendre que ce dont tu disais faire abstraction, c'était ce que, en somme, tu ne percevais même pas. 
(3) et, cette fois-là, ce fut au studio que tu me donnas une brève leçon de perspective mais, dans d'autres lieux et d'autres jours et encore maintenant, je tentai tout aussi vainement de voir les ombres et les lumières sur les visages ou les objets que toi, tu n'avais nullement besoin de chercher. 
(4) celles-là même qui nous donnent tellement de raisons de rester pour la vie entière ensemble. 
(5) l'un dans l'autre, aussi, mais sur ce sujet je ne m'étendrai pas. 
(6) c'est pourquoi je t'ai su gré -infiniment- de me les donner à parcourir le nez collé à la vitre, sans chaussures adaptées à la marche, sans entrainement, le souffle fréquemment coupé mais pas par l'effort (7). 
(7) 

samedi 15 novembre 2014

Une enquête sentimentale

Vous a-t-on déjà cédé une place dans un transport public ?
Accordez-vous du soin à votre démarche ?
Avez-vous déjà croisé par hasard des gens dans un lieu très éloigné de celui où vous aviez fait leur connaissance ? 
Êtes-vous doué pour l'improvisation ?
Vous êtes-vous récemment découvert de nouvelles aptitudes ?
Avez-vous appris à nager ?
Vous arrive-t-il 
souvent
rarement
jamais
de partir en week-end 
?
Avez-vous vécu un événement resté inexpliqué ?
Quel lieu public fréquentez-vous le plus volontiers ?
Quel lieu public fréquentez-vous le plus fréquemment ?

ICI, des voix sentimentales 

vendredi 14 novembre 2014

Le cabinet des rêves 201

J'admire les dessins d'une petite fille, accrochés à un mur. 
Je la complimente sur l'hommage qu'elle a rendu à sa mère sans jamais la nommer. 
Or, comme elle va se blottir contre une femme, assise au bout de la longue table le long de laquelle sont exposés les dessins, je comprends qu'il s'agit de sa mère. 
C'est la directrice d'une clinique voisine. 
Plus tard, cette femme est vêtue d'une blouse blanche, elle est appuyée contre un mur et je lui pose des questions sur sa carrière : comment elle est parvenue à cette profession, ce qui l'a menée à cela… 
Je lui pose également des questions sur sa soeur. 
Elle est très réticente pour me répondre et me donne l'impression de commettre une véritable indiscrétion en l'interrogeant ainsi. 
Pourtant, plus tard encore, elle me montre une plaquette de pilules décorée de manière fantaisiste et me dit : Voilà. C'est un exemple de ce que fait ma soeur. 

Rêve du 21 octobre 2014

jeudi 13 novembre 2014

La vie des pages (5)

A Tokyo, c'était souvent. 
Au détour d'un souterrain du métro que je n'avais encore jamais emprunté, en poussant une porte au huitième étage… je découvrais tout un monde dont je me demandais souvent s'il existait quand je ne m'y trouvais pas, dont je me demandais même s'il avait existé avant que je le trouve sans l'avoir cherché. 
J'ai un peu ce genre d'impression -ainsi donc, ils écrivaient, pendant tout ce temps ?- dans les bibliothèques, dans les librairies, ici. 
Sans a priori, sans connaissance d'aucun prix, sans être lassée par les mots d'un auteur trop invité à la radio… 
Mes lectures en espagnol sont des séances de dégustation, à l'aveugle. 

A la maison, il y avait une encyclopédie dont mon père parlait comme d'un pays lointain, entre les pages desquelles on pouvait se perdre comme dans les rues d'une ville inconnue.
(…) Mon père, entre autres, continuait à utiliser l'encyclopédie comme un moyen de transport avec lequel il arrivait dans des lieux que nous ne pouvions pas imaginer et où les gens, fréquemment, se comprenaient en anglais. Parfois, il revenait de ces curieux voyages avec une barbe de trois jours et une expression de fatigue comme s'il avait réellement séjourné dans des pays étrangers. Et, au lieu de cadeaux, comme en rapportaient les autres parents qui voyageaient, il nous rapportait des mots. Un jour, il revint de l'encyclopédie à l'heure du repas et, entre deux plats, il nous enseigna le terme mimétisme pour démontrer que, parmi les animaux comme parmi les hommes, il y avait des individus qui aimaient feindre ce qu'ils n'étaient pas. Moi, le fait qu'il aille et vienne dans l'encyclopédie à une telle fréquence me tranquillisait parce que je pensais que c'était un moyen de garder les choses à leur place et qu'il y avait, là-bas, des vitamines, des mères et des escaliers et des avocats. Et de la lumière car, sans lumière, nous étions perdus. Mais je ne comprenais pas bien pourquoi, l'encyclopédie étant un modèle d'organisation, la réalité ne se conformait pas toujours à l'ordre alphabétique. Le un, par exemple, était avant le deux bien que le U soit une des dernières lettres de l'alphabet. De même, nous prenions notre petit-déjeuner avant notre déjeuner et nous mangions avant de dîner, alors que, selon une progression alphabétique, nous aurions dû commencer la journée par un dîner, la continuer en mangeant un déjeuner et la terminer avec un bon petit-déjeuner. Ce manque d'accord permanent entre le monde encyclopédique et l'existence réelle fut l'une des préoccupations les plus fortes de mon enfance.
Juan José Millás. El orden alfabético.
Il s'agit d'une traduction libre que je fais de l'espagnol mais ce livre a été publié en français par les Editions du Hasard dans une traduction de Jacques Nassif et Max Bensasson. 
Parce que cette parution avait été chroniquée par Pierre Hild, j'aurais pu découvrir Millás bien longtemps avant maintenant.



En casa había una enciclopedia de la que mi padre hablaba como de un país remoto, por cuyas páginas te podías perder igual que por entre las calles de una ciudad desconocida.
(…) Mi padre, entre tanto, continuaba utilizando la enciclopedia como un medio de transporte con el que llegaba a lugares que nosotros no podíamos ni imaginar, y en los que la gente, con frecuencia, se entendía en inglés. A veces volvía de aquellos curiosos viajes con barba de tres día y expresión de cansancio, como si hubiera permanecido de verdad en algún país extranjero. Y en vez de regalos, como los demás padres que viajaban, nos traía términos. Un día regresó de la enciclopedia a la hora de comer y entre plato y plato nos enseñó la palabra mimetismo para demostrar que entre los animales, como entre los hombres, también había individuos a los que les gustaba aparentar lo que no eran. A mí me tranquilizaba el hecho de que fuera y viniera de la enciclopedia con aquella frecuencia, porque pensaba que era una forma de que las cosas se mantuvieran en su sitio y de que hubiera vitaminas y madres y escaleras y abogados. Y alumbrado, porque sin alumbrado estábamos perdidos. Pero no entendía bien por qué, siendo la enciclopedia un modelo de organización, la realidad no se ajustaba siempre al orden alfabético. El uno, por ejemplo, iba antes del dos aunque la U era una de las últimas letras del abecedario. Además, desayunábamos antes de comer y comíamos antes de cenar, cuando en una progresión alfabética se debería comenzar el día con la cena par continuar con la comida y acabar la jornada con un buen desayuno. Esta falta de acuerdo permanente entre el mundo enciclopédico y la existencia real constituyó una de las preocupaciones más fuertes de mi infancia.

mercredi 12 novembre 2014

Des gens comme ça

En réalité, je n'ai absolument rien à dire à personne, ai-je conclu. 
Et comme il n'y avait vraiment rien à ajouter, elle a ri mais comme elle rit toujours et nous a souhaité un dimanche heureux. 
Elle ne l'aurait pas dit ainsi en français : ça m'a fait l'effet d'un foulard noué autour de mon cou, d'un parapluie prêté au cas où.
Dans les villages, il règne une parfaite tranquillité, ou vacuité, si vous préférez. La campagne majorquine est un lieu très peu recommandable pour y trouver de l'inspiration mais elle s'avère idéale pour les personnes dont la tête est pleine d'idées dont il est nécessaire de prendre note en toute tranquillité : poètes, mathématiciens, musiciens, sculpteurs et gens comme ça.
Robert Graves. Por qué vivo en Mallorca
(Je traduis ici librement la traduction espagnole qu'ont réalisée Lucía Graves et Natalia Farrán Graves de l'anglais)

mardi 11 novembre 2014

Tuesday self portrait

Dans l'énorme bibliothèque, d'innombrables volumes débordaient, alignés aussi bien que superposés. Ce n'était pourtant pas ça qui retenait le plus l'attention mais ce qui me frappait plutôt, ai-je pensé le lendemain quand je suis arrivé à mon bureau dans la maison d'édition et que j'ai allumé la lumière, c'était le jeu chromatique qu'il y avait dans la bibliothèque de Monique. Quelques jours après, j'ai pu confirmer cette impression. Les livres étaient disposés par couleurs : plusieurs étagères de Gallimard couleur crème laissaient la place au bleu marine de Hachette -de sa collection d'essais et de philosophie- ceux-ci viraient vers le mauve d'Actes Sud, le violet de Flammarion et le rouge anglais de Rivages pour finir au vermillon français de Auvern qui contrastait avec le blanc de la Pléiade et de Folio et avec le noir des nouveaux tomes de fiction de Faber & Faber. Enfin, plus bas, il y avait le joli bleu cobalt combiné avec le cuir de l'Enciclopaedia Britannica. Les livres anciens méritaient un traitement différent et leur harmonie résidait dans le jeu de tailles et le type des tranches -ici, il y avait un effort de texture- tandis que la section art gardait une certaine progression ondulée basée sur la hauteur et l'éclat des couvertures. 
(…) Monique a regardé le paquet que je lui tendais et ses yeux se sont assombris. Son geste de déchirer avec chagrin le papier d'emballage a été très éloquent. Sa bouche tremblait, elle ne pouvait se contenir. Une lumière s'est allumée dans ma conscience. J'ai alors compris mon erreur : elle n'aimait pas les livres. Ils lui plaisaient sur des étagères, composant des couleurs et des ondes mais pas un par un. Et même : cela l'irritait qu'on lui offre des livres. Quel aveugle j'avais été ! C'est pour cela qu'il n'y avait aucun roman ni un seul essai à moitié lu sur sa table de nuit, pour cela que je ne l'avais jamais vue tourner les pages ni fouiller à l'intérieur de ces superbes volumes qu'elle achetait dans les librairies de Saint Germain. 
Il s'agit ici d'une traduction libre* que j'ai faite d'un passage de la nouvelle Seducir, issue du recueil La vida privada de los verbos (La vie privée des verbes) de José Luis de Juan.
José Luis de Juan est né à Majorque en 1956, il écrit régulièrement des articles dans El País et plusieurs de ses romans sont traduits en français par Anne Calmels.  

*En la enorme librería rebosaban innumerables volúmenes alineados y también superpuestos. Pero no era eso lo que llamaba la atención, sino más bien, reflexioné a la mañana siguiente cuando llegué a mi despacho de la editorial y encendí la luz, lo que me chocó fue el juego cromático que había en la biblioteca de Monique. Algunos días después pude corroborar esa impresión. Los volúmenes estaban dispuestos por colores : varios estantes de Gallimard de color crema daban paso al azul marino de Hachette -de su colección de ensayo y filosofía- ; éstos viraban al malva de Actes Sud, al violeta de Flammarion y al rojo inglés de Rivages para acabar en el bermellón francés de Auvern que contrastaba con el blanco de la colección de La Pléiade y de Folio, y con el negro de los nuevos tomos de ficción de Faber & Faber. Por fin, más abajo, había el bonito azul cobalto combinado con el cuero de la Enciclopaedia Britannica. Los libros antiguos merecían tratamiento separatado y su armonía residía en el juego de tamaños y tipos de lomos -aquí había un esfuerzo de textura-, mientras que la sección de arte guardaba cierta progresión ondulatoria basada en la alzada y el brillo de sus cubiertas…
(…) Monique miró el paquete que yo le tendía y se le ensombrecieron los ojos. El gesto de desgarrar con pesadumbre el papel de envolver fue muy elocuente. Le temblaba el labio, no se podía contener. Una luz se encendió en mi conciencia. Entonces comprendí mi error : no amaba los libros. Les gustaban en los estantes componiendo colores y ondas, pero no uno a uno. Es más : le irritaba que le regalasen libros. Qué ciego fui. Por eso no había ninguna novela o un solo ensayo a medio leer en su mesa de noche, por eso jamás la vi pasar páginas ni escudriñar el interior de aquellos volúmenes soberbios que compraba en las librerías de Saint Germain.

lundi 10 novembre 2014

Les longues vacances



Pouvait-il vraiment le croire, V., que je ne l'avais pas reconnu alors que notre dernière rencontre ne remontait qu'à quelques jours ? 

Certes, la dernière fois comme toutes les autres pendant six mois : pantalon noir, chemise bordeaux avec logo, sourire indéfectible, compliment bien senti, insistance discrète sur l'étendue du choix de grillades, des variétés de pizzas, des parfums des cocktails, conseil avisé sur l'emplacement de la table, clin d'oeil complice aux enfants, modeste maîtrise des langues étrangères. 

Certes, cette fois : pas rasé, pas coiffé, tee-shirt délavé, short mou, baskets usées.
Sautant comme un gamin avec ses amies pour tenter de fléchir les branches chargées du grenadier. 

J'ai ralenti ma marche forcée quand je l'ai vu.
J'ai dû avoir l'air d'hésiter. 
La grande différence n'était pourtant pas sa physionomie
mais 
qu'il me parle espagnol comme à une familière
comme s'il avait déjà oublié que, pendant six mois : 
 en français et comme à une cliente. 

dimanche 9 novembre 2014

All cats are grey

ensuite
 tout avait été très vite
le jour fixé in extremis
la voiture du voisin
la météo belle et fixe
le départ dès le matin
et tout le long du voyage
sans arrêt des paysages
inédits et qui résistent
aux adjectifs qualificatifs
le lendemain
c'est ce jour précieux
que j'avais dans les yeux
au-delà de la baie vitrée
que je semblais regarder
tu as reposé tes pinceaux
j'ai pu remuer à nouveau
ça a duré soixante-sept minutes m'as-tu dit
le chat avait gardé la pose lui aussi

samedi 8 novembre 2014

Une enquête sentimentale

Lorsque vous avez une conversation dans un lieu public, êtes-vous attentif à ce qu'elle ne soit pas entendue ?
Vous arrive-t-il de rêver que vous volez ?
Regardez-vous souvent l'heure ?
Anticipez-vous 
beaucoup
un peu
pas du tout
le lendemain
avant de dormir ?
Avez-vous peur des chiens ?
Connaissez-vous le nombre approximatif d'habitants du lieu où vous vivez ?
Vous arrive-t-il 
souvent
rarement
jamais 
de dessiner ?
Où voyez-vous le plus souvent vos amis ?
Vous est-il déjà arrivé d'entendre la mer depuis le lit où vous dormiez ?
Y a-t-il 
toujours
souvent 
rarement
un fond sonore chez vous ?

ICI, des voix sentimentales 

vendredi 7 novembre 2014

Le cabinet des rêves 200

Je suis avec mon père. 
Moi, je sais qu'il était mort, je ne sais pas s'il en est conscient, lui. 
Il a une quarantaine d'années mais moi, mon âge actuel. 
Nous sommes dans un hangar surpeuplé et bruyant où G. travaille et où j'étais en train de parler avec elle de diverses possibilités d'un de ses projets en cours. 
Je regrette de devoir interrompre ma conversation avec elle mais je ne me vois pas laisser mon père seul. 
Je veille à ce qu'il soit occupé et je lui propose différents divertissements : des jeux, de la lecture… un peu comme à un enfant. 
Il sourit à toutes mes propositions mais n'en choisit aucune : il a l'air dépassé, comme un revenant. 

Rêve du 23 octobre 2014


(L'intégrale de la collection des rêves est à retrouver ICI et LA)

jeudi 6 novembre 2014

La vie des pages (4)

Ce soir-là était studieux et silencieux et les visages concentrés et penchés et éclairés par les écrans alignés sur la table longue, je les voyais de l'autre côté de la porte vitrée et automatique, moi qui, dans l'entrée où m'atteignaient les conversations des terrasses, les rebonds des ballons, les renseignements donnés à l'accueil, je tournais quelques pages en attendant 18h35. 
"Il y a autant de manières de boire son café que de lire son journal, quand ce journal est en papier. Sur internet, cette diversité a disparu en partie, comme a disparu de l'écran le bruit des pages qu'on tourne qui a à voir avec le bruit des vagues. (…) Nous avons une amie qui achète seulement la Vanguardia le dimanche pour ses mots croisés : "les meilleurs d'Espagne" et un autre qui, ayant quitté sa ville natale depuis cinquante ans, a continué à être abonné jusqu'à sa mort au Progreso de Lugo, qu'il recevait ponctuellement chez lui… deux jours après (et quelle grande leçon galicienne de lire les journaux deux jours plus tard). Il y a aussi ceux qui commencent par les sports ou la bourse (de ceux-ci, en revanche, je n'en connais aucun) et ceux qui, comme moi, surtout ces derniers temps, commencent leur journal par la fin. Justement par là où il paraît plus inactuel ou intemporel ou, même, plus sérieux. Jusqu'à ce que, à mesure qu'on avance -ou qu'on recule- on soit de plus en plus submergés  par le présent, souvent boueux et puant et qu'on ne puisse plus suivre."

J'ai traduit librement la fin de la chronique de Andrés Trapiello qui est à lire ICI dans son intégralité.

mercredi 5 novembre 2014

Wednesday self portrait

Pour le jouer régulièrement, je connais bien mon rôle, je maîtrise mes répliques (1)
Ainsi, je n'hésite pas à dire NO (gracias) le nombre de fois qu'il faut. (3)
Mon jeu de cartes, pourtant, s'enrichit de plus en plus. (4)
La jaune, oui celle-là, que je n'utilise jamais, j'ai failli m'en défaire, tellement me paraissent usurpés les frais trimestriels qu'elle m'occasionne mais la glisser dans la borne en guise de billet d'entrée afin de faire s'ouvrir la porte de l'exposition m'a, finalement, procuré la délicieuse illusion d'être mécène. 
Aux rivages, j'ai toutefois -et sans surprise- préféré, entre toutes les toiles exposées, l'autoportrait (6) accroché dès l'entrée. 
(7)

(1) je m'habitue même au dialogue qui, au début, me paraissait tellement étrange : 
-¿Quieres bolsita? (2)
-Si, por favor. 
-¿Pequeña? 
… et maintenant je précise sans attendre, quand il me faut un sac que oui, j'en veux bien un petit s'il te plait. 

(2) même si je le trouve joli et pratique, ce suffixe -ita, -ito, pour signifier la petitesse modifie parfois tellement les mots à mes yeux, que je ne l'identifie pas toujours du premier coup. 

(3) car, parfois, il ne faut pas seulement préciser que non seulement je n'ai pas la carte du magasin mais que, en plus, je ne désire pas l'avoir ni pas davantage profiter de la réduction de 40% sur le gâteau aux amandes ou la confiture de vin en train de se périmer, non merci au revoir.  

(4) La dernière, je l'ai prise ici. Quant à celle qu'on m'a faite , je n'ai pas été surprise que l'orthographe de mon nom y soit erronée. 

(6)










(7)