Mon plan consistait à apprendre la langue en lisant les oeuvres maîtresses de la littérature espagnole et j'avais fantasmé sur la nature et l'effet d'un idiome assimilé ainsi, sur comment son accent archaïque et sa rhétorique formellement accentuée choqueraient en comparaison des trivialités de la vie quotidienne et donneraient l'impression non pas tant que je venais d'un pays étranger mais plutôt d'une autre époque. Je m'imaginais utilisant une belle et rare tournure près du feu de bois après que Jorge aurait sorti de l'herbe et voyant les visages des autres quand ils auraient saisi qu'ils ne me comprenaient pas non à cause de ma nullité ou de mon accent mais à cause de leur éloignement de leur propre langue classique.Mais je ne parvenais pas à travailler sur la prose en espagnol, en partie parce que j'avais à chercher tellement de mots que jamais je n'expérimentais la progression de la phrase; elle restait un amas de particules, elle ne créait jamais de vague et je n'avais pas la patience de relire la même page une nouvelle fois jusqu'à ce que les mots cessent d'être de simples points et forment une ligne.(…)Arturo me fit une accolade amicale après en avoir fait une aux autres et, comme j'étais le plus proche du bar, il me demanda si je voulais boire quelque chose. Qu'est-ce que tu fais à Madrid, demanda-t-il. A cela, je répondis une version de la réponse que j'avais mémorisée pour l'examen d'espagnol à Providence, une longue réponse élaborée par un ami qui parlait bien espagnol et qui avait à voir avec l'importance de la Guerre Civile -dont je ne savais rien- pour une génération d'écrivains -que je n'avais pratiquement pas lus. J'avais l'intention d'écrire, dis-je, un long poème d'investigation qui explorerait le legs littéraire de la guerre. C'était une réponse d'une considérable complexité grammaticale qui décrivait la transcendance de mon projet au conditionnel, subjonctif et futur. A ma grande surprise et ma grande crainte, cela éveilla l'intérêt de Arturo qui me cribla de questions.J'ai du mal à t'entendre dans ce bar, lui dis-je. Je commandai deux bières et, quand elles arrivèrent, il paya et me fit signe de le suivre dehors.Dehors, nous allumâmes des cigarettes et, avant qu'il puisse me répéter ses questions, je m'empressai de l'éclairer : je ne parlais pas bien espagnol. Je lis très bien, mentis-je, mais je ne parle pas bien.*
*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier.
Je vais lire en espagnol, me suis-je dit
et j'ai lu, je lis
Álvaro Pombo, Luisgé Martin, Rosa Montero, Ray Loriga, Julio Cortázar, Juan José Millás, José Carlos Llop, Belén Gopegui, Enrique Vila-Matas, Pedro Zarraluki, Justo Navarro, Fabio Morábito, Eduardo Galeano, Javier Cánaves, Javier Marías, Luis Goytisolo, Claudia Piñeiro, Alejandro Zambra, Luis García Montero, Javier Salinas, José Luis de Juan, José Ovejero
et le jour où je parlerai,
j'ai pensé,
ce sera comme un livre.
Comme un livre, certes. Mais un livre à l'accent français.
J'éprouve un certain malheur à posséder une langue maternelle aussi peu accentuée ainsi qu'une mémoire visuelle car, quand il s'agit d'en apprendre et d'en parler une autre, j'en mémorise le vocabulaire mais pas toujours la musique.
Le risque de confusion me rend muette. Ou m'oblige à des périphrases compliquées qui rendent perplexes mes interlocuteurs. Ou me prive de certains sujets de conversation.
Ainsi, au Japon, je n'ai jamais évoqué du salon de coiffure (美容院 [biyou in]) que je fréquentais pourtant avec assiduité, de peur qu'on me croie malade au point d'aller régulièrement à l'hôpital (病院 [byouin])
(Pour les Japonais, ces deux mots sont tellement distincts qu'il leur est très difficile de deviner quelle confusion on est en train de faire et d'imaginer ce qu'on veut réellement dire…)