mercredi 30 septembre 2015

L'identification (5 : l'assimilation intuitive)

Mon plan consistait à apprendre la langue en lisant les oeuvres maîtresses de la littérature espagnole et j'avais fantasmé sur la nature et l'effet d'un idiome assimilé ainsi, sur comment son accent archaïque et sa rhétorique formellement accentuée choqueraient en comparaison des trivialités de la vie quotidienne et donneraient l'impression non pas tant que je venais d'un pays étranger mais plutôt d'une autre époque. Je m'imaginais utilisant une belle et rare tournure près du feu de bois après que Jorge aurait sorti de l'herbe et voyant les visages des autres quand ils auraient saisi qu'ils ne me comprenaient pas non à cause de ma nullité ou de mon accent mais à cause de leur éloignement de leur propre langue classique.
Mais je ne parvenais pas à travailler sur la prose en espagnol, en partie parce que j'avais à chercher tellement de mots que jamais je n'expérimentais la progression de la phrase; elle restait un amas de particules, elle ne créait jamais de vague et je n'avais pas la patience de relire la même page une nouvelle fois jusqu'à ce que les mots cessent d'être de simples points et forment une ligne.
(…)
Arturo me fit une accolade amicale après en avoir fait une aux autres et, comme j'étais le plus proche du bar, il me demanda si je voulais boire quelque chose. Qu'est-ce que tu fais à Madrid, demanda-t-il. A cela, je répondis une version de la réponse que j'avais mémorisée pour l'examen d'espagnol à Providence, une longue réponse élaborée par un ami qui parlait bien espagnol et qui avait à voir avec l'importance de la Guerre Civile -dont je ne savais rien- pour une génération d'écrivains -que je n'avais pratiquement pas lus. J'avais l'intention d'écrire, dis-je, un long poème d'investigation qui explorerait le legs littéraire de la guerre. C'était une réponse d'une considérable complexité grammaticale qui décrivait la transcendance de mon projet au conditionnel, subjonctif et futur. A ma grande surprise et ma grande crainte, cela éveilla l'intérêt de Arturo qui me cribla de questions.
J'ai du mal à t'entendre dans ce bar, lui dis-je. Je commandai deux bières et, quand elles arrivèrent, il paya et me fit signe de le suivre dehors.
Dehors, nous allumâmes des cigarettes et, avant qu'il puisse me répéter ses questions, je m'empressai de l'éclairer : je ne parlais pas bien espagnol. Je lis très bien, mentis-je, mais je ne parle pas bien.*

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier.



Je vais lire en espagnol, me suis-je dit
et j'ai lu, je lis

Álvaro Pombo, Luisgé Martin, Rosa Montero, Ray Loriga, Julio Cortázar,  Juan José Millás, José Carlos Llop, Belén Gopegui, Enrique Vila-MatasPedro Zarraluki, Justo Navarro, Fabio Morábito, Eduardo Galeano, Javier Cánaves, Javier Marías, Luis Goytisolo, Claudia Piñeiro, Alejandro Zambra, Luis García Montero, Javier Salinas, José Luis de Juan, José Ovejero
et le jour où je parlerai, 
j'ai pensé, 
ce sera comme un livre

Comme un livre, certes. Mais un livre à l'accent français. 
J'éprouve un certain malheur à posséder une langue maternelle aussi peu accentuée ainsi qu'une mémoire visuelle car, quand il s'agit d'en apprendre et d'en parler une autre, j'en mémorise le vocabulaire mais pas toujours la musique. 
Le risque de confusion me rend muette. Ou m'oblige à des périphrases compliquées qui rendent perplexes mes interlocuteurs. Ou me prive de certains sujets de conversation. 
Ainsi, au Japon, je n'ai jamais évoqué du salon de coiffure (美容院 [biyou in]) que je fréquentais pourtant avec assiduité, de peur qu'on me croie malade au point d'aller régulièrement à l'hôpital (病院 [byouin])

(Pour les Japonais, ces deux mots sont tellement distincts qu'il leur est très difficile de deviner quelle confusion on est en train de faire et d'imaginer ce qu'on veut réellement dire…)

mardi 29 septembre 2015

Tuesday self portrait

Je voudrais vous demander d'écrire des livres de tout genre sans hésiter devant aucun sujet… Quelle qu'en soit la banalité ou l'étendue. J'espère que, d'une façon ou d'une autre, vous avez en votre possession assez d'argent pour voyager et pour vivre dans l'oisiveté, pour contempler l'avenir et le passé du monde, pour rêvasser sur des livres et musarder aux coins des rues et laisser la ligne de la pensée s'enfoncer profondément dans l'eau du fleuve. Car je ne vous confine nullement dans le roman. Si vous vouliez me faire plaisir (et à moi et à des milliers de mes semblables), vous écririez des livres de voyages et d'aventures, de recherches et d'érudition, d'histoire et de biographie, de critique et de philosophie et de science. Et ce faisant, vous enrichiriez l'art de la fiction. Car les livres s'influencent, pour ainsi dire, réciproquement. Se trouver en tête à tête avec la poésie et la philosophie rendra la fiction meilleure. 
Virginia Woolf. Une chambre à soi

lundi 28 septembre 2015

Chassé croisé (fragments d'insularité)

T. agaçait tout le monde lorsqu'il disait qu'il n'était pas habitué au gris, qu'il venait du paradis.

Polonais, Ukrainiens, Portugais, Serbes, Grecs, Russes… ils étaient à B. pour les mêmes raisons que lui.
Pour eux, c'était la Pologne, l'Ukraine, le Portugal, la Serbie, la Grèce, la Russie… leur paradis perdu.
Peu leur importaient la mer, le ciel bleu d'une île qu'ils ne savaient pas situer sur une carte.
Je ne l'aurais pas su davantage, moi qui m'apprêtais à quitter B. en ignorant encore que, quelques mois après, j'irais habiter sur l'île de T. 

dimanche 27 septembre 2015

Le soir, elle est rentrée et elle a -peut-être- dit à son mari :


Tu devineras jamais qui j'ai vu au magasin aujourd'hui ! Alors ? Qui, à ton avis ? Oh ça va, hein ?! C'est pas parce que j'ai dit que tu devineras jamais que tu peux pas essayer quand même, tu sais que c'est une façon de parler, non ? Bon, enfin… Tiens, tu me passes un morceau de pain ? Tu sais, le couple dont je t'ai parlé, il y a quoi ? Deux jours, ou trois, je sais plus. Tu vois qui ? Mais si, je t'avais dit : un couple de Français. Tu te souviens plus ? Je t'avais même dit que j'avais pas vu tout de suite qu'ils étaient étrangers parce que je leur avais demandé Je peux vous renseigner ? et l'homme m'avait répondu en espagnol. La femme, j'aurais pu m'en douter, note bien. Parce qu'elle avait pas l'air timide du tout, elle était là, souriante, à m'écouter mais elle disait rien. Remarque, j'aurais pu deviner sa nationalité si on m'avait dit qu'elle était pas Espagnole parce que, quand même, y a pas à dire, elles ont de l'allure les Françaises, elle portait une robe noire toute simple, tu sais un peu comme celle que portait… Oui, oui, c'est bon, j'en viens aux faits ! Mais maintenant, tu te rappelles, non ? Que je t'ai dit avant-hier ou encore avant, je sais plus que des Français étaient venus au magasin. Comment ça, je te l'ai pas dit ? Mais si, j'en suis sûre, mais j'aimerais bien savoir, à la fin, à quoi tu penses quand je te parle, tu me fais le coup à chaque fois "tu me l'as pas dit, tu me l'as pas dit" alors que si, je te l'ai dit. Et même que… Tu vas pas me laisser ça, hein ? Tu finis, t'as vu ce qui reste ? Ou alors c'est moi qui suis obligée de le manger, je vais pas mettre ça au frigo, hein ? Et même que… Qu'est-ce que je disais ? T'es toujours à m'interrompre aussi. Comment j'ai su qu'ils étaient Français ? Ben la femme, elle a fini par parler, quand même, elle était pas muette, hein ! Elle lui a dit quelque chose à son mari et j'ai bien reconnu leur langue, c'est pas compliqué, hein ? Je crois que c'est la première fois que j'avais des Français. D'ailleurs je leur ai raconté l'histoire de la Russe, tu sais, celle qui disait pas un mot d'espagnol, qui faisait que des gestes mais qui s'est très bien débrouillée pour me demander une réduction à la fin, ça les a bien fait rire, d'ailleurs. Mais non, je vais pas te la reraconter celle-là, je sais bien que t'étais là… Mais bon, ça y est ? Tu vois qui ? Toujours pas ? Mais si ! Mais tu sais bien, je t'ai dit que j'étais pas sûre de les revoir parce que, quand ils m'ont dit où ils habitaient, j'ai parlé de la dame qui s'est fait écraser l'année dernière et je t'ai dit que ça avait jeté un froid et là tu m'as dit que c'était bien moi, ça, d'aller raconter ça aux clients mais j'y peux rien si personne le voit, le passage piéton et si la dame s'est fait écraser, tu m'as dit que j'avais raté la vente à coup sûr avec mes histoires. Ah ben voilà, ça tu t'en souviens, hein ? Quand tu me fais des remarques désagréables, tu les oublies pas ! Eh ben, crois-le si tu veux, j'avais pas du tout raté la vente, tu penses toujours que je parle trop mais non ! Parce que, ce matin, eh bien, la Française elle est revenue. Toute seule, oui. En fait, elle sait parler espagnol et elle m'a demandé la confirmation de deux ou trois détails et ce que j'en pensais moi. Mais oui monsieur ! Mais oui, les gens ça les intéresse d'avoir mon avis. Sinon, ils iraient ailleurs, qu'est-ce que tu crois ? Ils savent que je suis professionnelle, moi. En tout cas, quoi que tu en penses, elle m'a demandé conseil et trois minutes après, le bon de commande était imprimé et voilà. Alors maintenant, tu peux dire ce que tu veux… T'as pas un peu trop mangé, toi ? Parce que moi, j'en peux plus, là. Comment ça, c'est parce que j'arrête pas de parler ???

samedi 26 septembre 2015

I don't think so

Segu 5-I-99
Mon espèce de journal est fondamentalement malhonnête : je me garde bien de noter les deux ou trois choses déterminantes, pendant que je remplis des pages et des pages de détails sans importance ou presque. 
Miquel Barceló. Carnets africains
-Eh, salut ! Tu vas bien ? T'as l'air un peu fatigué, non ?
-Mmmhhhh.
-Ah oui, c'est vrai que tu dois être en forme, toi. Remarque, moi je fais attention aussi : je m'entraine tous les jours dans une salle à côté. Tu sais, là-bas ! Tu vois laquelle ?
-Mmmhhhh.
-Bon, le week end, j'y vais pas. Je viens boire un peu, ici. Et puis je viens pour ta musique aussi, hein ! Parce que moi, le rock, le folk, j'adore ça. On a ça en commun toi et moi, hein ?! 
-Mmmhhhh.
-T'as vu ? Elle écrit depuis un moment. Elle a dit que c'était son journal qu'elle écrivait comme ça. Elle est française, tu savais ? 
-Mmmhhhh.
-Et y'a son copain, là-bas. Tu dois le connaître, non ???
-Mmmhhhh.
-Un mec très doué, son copain. Et elle, elle écrit. Elle arrête pas, hein ?!
-Mmmhhhh.
-Ça se trouve, elle écrit sur nous ! T'imagines ? Elle est peut-être en train d'écrire qu'elle est au comptoir entre un retraité suédois et un chanteur allemand ! 
-Je ne pense pas, non. 

(Cette conversation a eu lieu en anglais. J'en ai fait une traduction libre.) 

vendredi 25 septembre 2015

Le cabinet des rêves 246

Je suis assise à une table en compagnie de C.G. que je n'ai pas vue depuis des années. 
Malgré le temps passé, elle a conservé les traits que je lui connaissais, quand elle était encore adolescente. 
J'en suis un peu troublée. 
Je pense qu'elle doit être nettement plus âgée que ce qu'elle paraît, qu'elle est largement en âge de travailler mais, dans le doute, je lui demande tout de même ce qu'elle est en train de faire comme études. 
Elle me dit qu'elle est revenue dans sa région d'origine parce que, sinon, elle risque de ne pas avoir de retraite. 
J'éclate de rire mais elle a l'air de parler très sérieusement. 
D'ailleurs, elle continue sur le même sujet : sa retraite. 
Je ne ris plus du tout, j'éprouve même un grand énervement, proche de la colère, que je tente de réprimer. 
Je lui fais remarquer que, jeune comme elle est, cela parait non seulement prématuré mais aussi déprimant de ne se soucier que du financement de sa retraite. 

Rêve du 18 septembre 2015

jeudi 24 septembre 2015




Comme les hommes, les pays ont une noblesse qu'on ne peut connaître que par l'approche et la fréquentation amicale. Et il n'y a pas de plus puissant outil d'approche et de fréquentation que la marche à pied. 
(…) Le plus magique instrument de connaissance, c'est moi-même. Quand je veux connaître, c'est de moi-même que je me sers. C'est moi-même que j'applique, mètre par mètre, sur un pays, sur un morceau de monde, comme une grosse loupe. Je ne regarde pas le reflet de l'image; l'image est en moi. Le grossissement, c'est au milieu de mes nerfs, de mes muscles, de mes artères et de mes veines qu'il s'écarte. Il n'est pas question de théâtre antique, d'arc de triomphe, d'alignement de pierres tombales : la connaissance que j'ai des choses est aussi entièrement moderne que le battement de mon coeur, et les jouissances de ma curiosité successivement satisfaite me font vivre en leur succession comme les battements de mon coeur. A ce moment-là, le monde extérieur est dans un mélange si intime avec mon corps qu'il m'est impossible de faire le départ entre ce qui m'appartient et ce qui lui appartient. L'instinct supérieur qui accorde le sens de ma vie au flux de mon sang, l'accorde avec la même exquise intelligence à l'architectonie des volumes et des couleurs de la matière dans laquelle je vis et je marche. 
Jean Giono. Rondeur des jours
Et puis, parfois, je ne marche pas.

mercredi 23 septembre 2015

L'identification (4 : le 11 mars 2004)

On devrait sortir manifester -elle a dit. Je l'ai regardée sans comprendre et elle s'est expliquée : Il y a des manifestations devant les sièges du PP. Le PP a accusé l'ETA bien qu'il sache que ce n'était pas eux. Les gens étaient furieux.
-Tu étais furieuse ?
-Arturo m'a envoyé un message -elle a dit, ne faisant aucun cas de ma question-. Il dit qu'il y a une grande concentration devant le siège central. C'est ici, à côté. -Puis, en anglais- : Ceci est quelque chose d'historique.
-Si je ne m'étais pas réveillé -je lui ai demandé avec un accent étranger dans la voix, peut-être fâché- tu m'aurais réveillé ou tu y serais allée sans moi, ou simplement tu n'y serais pas allée ?
-Je ne sais pas. Je t'ai réveillé.
Nous sommes sortis de l'appartement, avons longé quelques pâtés de maison et, avant de voir les gens, on les a entendus; ils criaient à propos de la vérité, des mensonges et du fascisme. La police anti-émeutes s'interposait entre la foule et le siège du PP. Ils étaient jeunes, ils étaient furieux et on s'est joints à eux. Teresa, à ma surprise, l'a fait avec un naturel élégant, elle a fait siennes les consignes, bien que je n'ai pas réussi à distinguer sa voix des autres et elle a levé le poing avec toute la foule sans que rien de tout cela ne paraisse affecté ou stupide. Les gens frappaient sur des tambours, des marmites et des louches et je me suis enfoncé dans le groupe à la suite de Teresa. A la fin, je n'ai plus pu avancer davantage et elle s'est perdue en avant.*
*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier

En ce temps-là, j'habitais à Lille et, souvent, je rendais visite aux animaux du zoo. Seule dans les allées aux premières heures de la matinée des jours de semaine, après que je leur avais gratté le dos qu'ils collaient dans ce but à la grille ou qu'ils m'avaient léché les doigts, je me sentais aussi joyeuse que les lémuriens.
Le matin du 11 mars 2004, j'étais allée au zoo et, en rentrant, j'étais passée par le marché.
J'avais allumé la radio pendant que j'entassais les fruits dans la corbeille, empilais les fromages dans le frigo.
En ce temps-là, j'écoutais la radio. 
En ce temps-là, je mangeais du fromage. 
Ou bien, plus tard, au moment de cuisiner, pendant que je coupais une tomate, que j'éminçais une carotte, un oignon. 
En ce temps-là, je mangeais des oignons. 
Pendant que je coupais le poulet en dés. 
En ce temps-là, du poulet, oui, aussi. 
Ou était-ce à la fin de l'après-midi, à la fin de cet après-midi-là, dont je m'en voulais de n'avoir rien fait de mémorable. 
En ce temps-là, je m'en voulais souvent, de ça. 
Ou au début de la soirée, quand il était déjà temps de se demander qu'est-ce qu'on mange ?, de ne pas avoir tellement envie d'y répondre et de déballer les fromages en écoutant vaguement les informations. 
Le 11 mars 2004, tôt ou tard, j'ai allumé la radio et je me suis dit quelle horreur ! 
En ce temps-là et maintenant et tout le temps, on me dit des corps, des nombres de morts, je reste pétrifiée d'effroi, je ne sais penser que ça quelle horreur !. 

L'après-midi du 8 septembre 2014, pour la première fois, j'ai vu Guernica. La lumière était douce à la sortie du musée de la Reine Sofia, la lumière éclairait doucement la gare d'Atocha
Le 8 septembre 2014, je ne me souvenais plus : du nom de la gare, du nombre de morts, de blessés, de la date de l'attentat. 
Je me suis dit quelle horreur !, quelle horreur d'avoir tant de fois eu  l'occasion de penser quelle horreur !, de rester pétrifiée d'effroi pour tant d'autres morts, tant d'autres blessés tant de fois en dix ans que je ne me souviens pas de toutes. 

mardi 22 septembre 2015

Tuesday self portrait

Du haut de mon vélo, une main sur le guidon et l'autre dans la poche, je contemplais le vert des figuiers, le vert plus clair des amandiers, la feuille noire des caroubiers, les différents bleus des montagnes. Je pensais que les verts de la campagne étaient tous différents, comme le sont les caractères des gens qui habitent la même rue, que la peau des personnes est comme la couleur des arbres qui, sombres ou plus clairs, donnent tous de la fraîcheur. 
Blai Bonet. La mer

lundi 21 septembre 2015

Le voisinage (fragments d'insularité)

Je ne me souviens pas quand, pour la première fois, je lui ai acheté des fruits, des légumes. 
Je ne me souviens pas quand elle a commencé à me reconnaître. 
Je ne me souviens pas quand elle a commencé à me faire des cadeaux de fruits, de légumes. 
Mais il y a quelques mois qu'elle m'a dit qu'elle allait partir en vacances en octobre en France. 
Quelques mois qu'elle m'a dit 10 jours en Normandie et en Bretagne, je ne réserverai rien avant que tu me conseilles ce que tu aimes là-bas.
Il y a quelques semaines qu'elle m'a dit mais goûte si tu veux ! tu peux tout goûter : tu es ici chez toi.
Quelques semaines qu'elle a soudain parlé français devant moi, bien mieux que moi espagnol. 
Et puis hier, elle m'a dit que, finalement, elle serait là en octobre mais pas la semaine prochaine, qu'elle ne partait pas en France. 
Elle m'a dit que ce serait trop fatigant, 10 jours là-bas, qu'elle partait 10 jours mais en bateau jusqu'à Ibiza pour rejoindre Formentera, un hôtel face à la plage et la mer encore chaude de l'été. 
Elle m'a dit mais enfin, tu habites ici, tu es à la mer tous les jours, tu n'as rien à m'envier. 
Mais moi, Ibiza, Minorque, Formentera : les autres îles, c'est comme ça, elles me font rêver. 


dimanche 20 septembre 2015

STILLEVEN

"L'étrange appellation "nature morte" provient de la traduction confuse française et espagnole de l'original flamand "stilleven" que l'on ferait mieux de traduire par "vie calme", "vie tranquille" ou "vie immobile" (expression que l'allemand "stilleben" ou l'anglais "still life" respectent, eux). Cette dénomination a commencé à s'appliquer au XVIIème siècle pour un type de peinture, né en Hollande et en Flandres, qui représentait ce que, génériquement, pourrait être désigné par le mot indéterminé mais universel : choses"*
Tous nos projets ont des allures de natures mortes. 


*
Extrait de la plaquette de l'exposition :

samedi 19 septembre 2015

Une mesure de précaution

Qui serai-je dans trois, dans dix, dans quarante-deux ans ?
En jetant les photos, les courriers, les objets, les… tout ce qui encombrait ma vie et alourdissait mes déménagements, j'ai parié sur la constance de ma tendance à n'éprouver que très rarement des regrets. 
Je garde mes journaux, cependant. 
Dans trois, dans dix, dans quarante-deux ans, je voudrai peut-être vérifier qui j'étais trois, dix, quarante-deux ans auparavant. 
Ouvrant sans rien y chercher un carnet de janvier 2011, j'y lis un rêve que j'avais oublié et que je n'ai jamais publié dans le Cabinet des rêves de cette époque-là.

Nous sommes plusieurs à faire don de nos carnets, de nos journaux intimes et ils seront tirés au sort pour être donnés à d'autres personnes. 
Un premier tirage attribue un carnet à un absent. 
Les personnes présentes (peu nombreuses) jugent cela injuste : Il ne vient jamais ! Si on procède à un autre tirage au sort, il n'en saura rien ! disent-elles. 
Un autre tirage a lieu et mon journal revient à une dame qui est là. 
Avant de le lui donner, je le feuillette à nouveau pour voir ce qu'elle apprendra de moi. 
Comme si je n'avais pas pensé à cela avant. 

Rêve du 9 janvier 2011
Nous avions tous, au début, l'espoir de pouvoir l'aider : il était si agréable, si aimable, si sympathique, si intelligent, il nous était difficile de croire qu'il était un cas perdu. Mais jamais aucun de nous n'avait vu, n'avait même imaginé que l'amnésie pouvait avoir un tel pouvoir, la possibilité d'un trou dans lequel tout, toutes les expériences, tous les événements étaient enfouis à des profondeurs insondables, un puits sans fond dans la mémoire qui avalait le monde entier. 
J'ai proposé, la première fois que je l'ai examiné, qu'il écrive un journal, j'ai pensé que ça l'égaierait de prendre des notes quotidiennes de ses expériences, ses sentiments, ses pensées, ses souvenirs, ses réflexions. De telles tentatives ont été contrariées, au début, parce qu'il perdait continuellement son carnet qu'il fallait l'attacher à sa personne d'une manière quelconque. Mais ceci ne donna pas non plus de résultat. Il écrivait un journal bref mais il n'était pas capable de reconnaître ce qu'il avait écrit avant. Il identifiait son écriture, le style mais il restait toujours surpris de découvrir ce qu'il avait écrit la veille. 
Oliver Sacks. L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau

vendredi 18 septembre 2015

Le cabinet des rêves 245

Je suis dans une salle de cinéma avec ma soeur C. 
C'est une salle ouverte mais sombre. 
Je me trouve près des sièges du dernier rang. 
C. est partie, je ne sais pas où et rien n'a été convenu mais comme je vois la salle se remplir de plus en plus de spectateurs, je me dis qu'elle doit être en train d'acheter des billets. 
Alors, je m'installe dans un fauteuil et je réserve le siège voisin, pour elle. 
En effet, elle revient avec des places. 
Le film commence. Il s'agit d'une comédie romantique américaine que je n'ai pas tellement envie de voir.
Néanmoins, comme sa voisine se met à parler à C. sans prêter attention à ma présence entre elles deux -elle lui demande comment ça se passait en classe pour son garçon dont C. était la maîtresse l'année précédente- je lui demande de bien vouloir nous laisser regarder le film tranquillement. 

Rêve du 11 septembre 2015

jeudi 17 septembre 2015

La part animale

Aucun 
de ceux que j'appelle ici
mes amis
mes copains
n'est humain.
J'étais nettoyé de tout souvenir humain. Ah ! oui tout. Il ne me restait plus de souvenir en moi, ni d'une ligne de visage, ni d'une couleur d'oeil, ni d'un timbre de voix. Rien. Mais j'étais extraordinairement sensible aux taches d'ombre et de lumière que la bise promenait sur le monde et dont les reflets me touchaient ici au fond; j'entendais dans le coin du ciel le battement d'aile d'un faucon; je commençais à comprendre les odeurs, les bruits, les formes qui s'imprimaient dans mes mains et à leur donner une valeur par rapport à moi. J'avais cessé d'avoir affaire avec des hommes, et des femmes, mes semblables. J'étais obligé de me mêler dans les grands sentiments du granit, dans la psychologie des montagnes, des forêts, des torrents, des vents et des révolutions du soleil, dans le grommellement de toutes les bêtes autour de moi, depuis la puce arpenteuse de l'eau jusqu'à l'aigle qui criait son "oh hi oh hi" sur les terrasses du Ferrand. 
Moi, à quatre pattes, j'étais heureux à en grogner comme un blaireau. 
Jean Giono. Rondeur des jours

mercredi 16 septembre 2015

L'identification (3 : embrassez qui vous voudrez !)

J'étais trop nerveux pour comprendre le nom des personnes dont je serrais les mains mais j'étais conscient que j'embrassais avec une maladresse particulière, que j'avais embrassé une femme sur la commissure de la bouche, davantage sur les lèvres que sur la joue. Cela arrivait souvent. A part à quelques exceptions près quand, enfant, j'avais salué d'une bise sur la joue droite des New-yorkais particulièrement cosmopolites et des parents,  je n'avais quasiment jamais embrassé de femme avec qui je n'entretenais pas de relation sentimentale. Je ne savais pas bien ce qui se serait passé si j'avais tenté de saluer une femme en lui faisant la bise à Topeka; bien sûr, son fiancé, le cas échéant, m'aurait envoyé un coup de pied dans les dents ou, si elle n'avait pas eu de fiancé, j'aurais risqué de le devenir. Souvent, je pensais que mon éducation aurait été complètement différente si les bises y avaient été habituelles; un tel déploiement érotique dans un cercle social généralisé aurait eu des effets imprévisibles. A Providence, j'aurais pu le faire mais pas sans un air affecté ou efféminé et de toute manière, cela ne m'était pas arrivé d'essayer. Mais en Espagne, j'étais coupable d'abuser au sujet des bises ou, du moins, de leur conférer une charge libidineuse que, en principe, elles n'avaient pas et, comme j'étais étranger et bourré ou défoncé, il n'était pas rare que je dérape et que je frôle la commissure de la bouche.*

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier

Alors qu'il n'était chargé que de l'administrer, monsieur R. avait tendance à s'acquitter de sa tâche comme si cet établissement était sa propriété privée et pas un collège public. 
Aussi, un jour, il décréta que, dorénavant, il serait formellement interdit de s'embrasser dans un périmètre qui dépassait la grille d'enceinte et que les élèves surpris en train de s'y lécher la pomme seraient exclus. 
Aussi incroyables que puissent sembler ces termes dans la bouche d'un chef d'établissement, je ne les invente pas. A l'époque, déjà, ils m'avaient choquée. 
Car je ne léchais la pomme de personne, moi, je roulais des pelles à la rigueur mais, surtout, j'embrassais.
Enfin, au moment où ce décret fut promulgué, je n'embrassais plus personne, du moins : pas là. Avant, oui, il m'aurait contrariée, au moment où, avec Pascal D. (1), on n'avait pas beaucoup de choses à se dire alors qu'on sortait ensemble (2) et que, donc, on s'embrassait beaucoup : là. 
Comme pour tout, pour les baisers aussi, il y a une mode. C'est ce que je me suis dit un jour de la moitié des années 2000 constatant que, dans les films, les acteurs posaient de plus en plus systématiquement leurs mains sur le visage de leur partenaire quand ils l'embrassaient. 
Peu adepte des comédies romantiques et encore moins des américaines, je n'avais aucun moyen de le vérifier mais je soupçonnais la tendance de venir de ce continent-là (4) malgré la légende qui a, de tout temps, entouré le french kiss dont je m'aperçus, en partant à l'étranger, qu'il n'avait rien perdu de sa réputation sulfureuse et de son mystère. Par chance, personne ne me demanda jamais de le lui enseigner. En revanche, on me questionna souvent sur le mode d'emploi des bises : Combien ?, Sur quelle joue en premier ?, Qui commence ? étaient des questions que je ne m'étais jamais posées et, petit à petit, je pris conscience que ce rituel qui, à moi, avait toujours paru totalement anodin bien que légèrement ridicule et souvent pénible était, pour les personnes non exercées, un exercice périlleux aux règles compliquées. 



(1) 
Pascal D. fut le premier d'une série de quatre -tout de même- garçons dont je fus amoureuse -à des degrés divers mais appelons ça comme ça- dont les noms évoquaient le pouvoir. Ne m'en rendre compte que récemment alors que la coïncidence était frappante m'a d'autant plus surprise.

(2)
Tu vas pas en chier une pendule parce que tu t'es fait larguer, m'avait dit Laurence (3), quand ce fut le cas. Il y avait dans le ton de sa voix une certaine satisfaction comme s'il était bien normal que je cesse de monopoliser ce garçon alors même qu'elle ne le convoitait pas, comme si je ne méritais rien ni personne. C'est à cette époque-là que j'appris l'expression En chier une pendule. A cette époque-là aussi que je me jurai que, pour ma part, je ne serai pas aussi vulgaire que Laurence ou que monsieur R. 

(3) 
Il y a peu de temps encore, je crois que je me souvenais du nom de famille de Laurence, que j'aurais pu dire C'est chez Laurence … que j'ai appris la mort de Claude François. Mais tout ceci est une autre histoire. 

(4)
Rien que pour savoir si, dans la vie comme au cinéma, les Américains regardent votre bouche quand ils ont envie de vous embrasser, j'aurais bien aimé sortir avec l'un d'entre eux mais cela ne m'arrivera jamais. (5)

(5) 
Maintenant, je peux dire jamais. 

mardi 15 septembre 2015

Tuesday self portrait

La vanité, genre très courant à l'époque, ouvre un espace emblématique : les objets sont disposés de façon à créer une sorte de récit moral, une chaine de méditation permanente. L'autoportrait peut ainsi être considéré comme le contrepoint de la vanité, l'image de celui qui, justement, regarde la vanité. Le miroir, qui figure souvent dans les vanités, est ce qui rend l'autoportrait possible.
Alain Jaubert. Palettes.

lundi 14 septembre 2015

L'île vierge (fragments d'insularité)

Pour prévenir la claustrophobie, il faut imaginer que l'île est plus grande qu'elle ne l'est, voyager peu et essayer de laisser un coin de l'île inexploré comme "réserve spirituelle".
Traduction libre d'un extrait de Un hogar en Mallorca (un foyer à Majorque) de Tomás Graves. 


Par mesure de précaution, je ne procède à aucune exploration. 
Je voudrais déménager sur l'île comme à 
Lille, 
Tokyo, 
Lisbonne, 
comme ici : 
m'installer dans un lieu où je ne serais encore jamais venue. 
Me familiariser avec une vue qui m'est encore inconnue. 

dimanche 13 septembre 2015

La consolation

J'y pense souvent et pas seulement quand on doit aller chercher du gaz. Pas seulement quand on doit aller chercher du gaz mais quand même toujours quand on y va. 
J'y pense souvent à comment ce serait, comment ça aurait été, ailleurs. Je veux dire toi et moi, comment ce serait, comment ça aurait été, ailleurs. Toi et moi dans une banlieue parisienne, dans un tout petit village d'Eure et Loir, ailleurs qu'ici. 
Comment ce serait d'aller chercher du gaz ou n'importe quoi d'autre. Je veux dire comment ce serait de faire n'importe quelle autre corvée. En banlieue parisienne, dans un tout petit village d'Eure et Loir, comment ce serait d'inventer un plaisir pour se consoler d'une corvée. 
Parce qu'ici, quand on va chercher du gaz, on en profite toujours pour faire un détour à Aucanada

samedi 12 septembre 2015

SEPTEMBRE

quelques nuits
éclairées d'éclairs 
quelques nuits 
tonnèrent
les jours aussi
s'habillèrent
en gris
en pluie
alors nous vint l'envie
de plaids de théières
mais ce n'était qu'une contrefaçon, un automne en toc, une saison made in China, juste une imitation pour consoler les écoliers d'avoir échangé leurs maillots contre des stylos car aussitôt après, on regonfla les matelas qui voguèrent à nouveau et l'air s'emplit des relents de crème solaire. 

vendredi 11 septembre 2015

Le cabinet des rêves 244


J'ai eu S.L. au téléphone, qui a proposé que l'on se voie (pour la première fois). 
Je suis dans la rue avec E. et je lui montre une maison en lui disant que c'est celle de S.
Il est surpris : la maison a des fenêtres en hauteur et, quand on se hisse sur la pointe des pieds, on voit deux géants en papier mâché, attablés dans ce qui ressemble à une salle de classe. 
Malgré tout, je suis sûre de moi et on entre dans la maison. 
E. a disparu. Moi, je suis assise à une table et S. a apparu, lui. 
Je sais que c'est lui même s'il porte un sweat dont la capuche, relevée, lui cache en grande partie le visage. 
Je lui dis qui je suis : sans cela, il ne m'aurait pas reconnue. 
Nous allons dans une autre partie de la maison, moins "publique", où il me présente à sa femme et où se trouvent aussi ses filles. 
La maison est très sombre mais l'ambiance joyeuse. 

Rêve du 16 août 2015

jeudi 10 septembre 2015

La force des choses

Avant de mettre en ordre ma vie, 
j'ai refait le gâteau de la veille. 
Lorsque mes parents "donnaient un dîner", et que tortues et canards, maquereaux grillés en saison, crabes en mayonnaise de céleri, jambon de Virginie aux pêches et au champagne (je mélange sans doute les saison dans cette évocation allégorique de leurs ressources), crème de haricots, soufflé de maïs et salade d'huitres se déversaient de la corne d'abondance et de succulence de Mary Johnson -ah, alors, le gourmet de cette époque disparue où la crème était de la crème, le beurre du beurre, le café du café, où la viande était chaque jour fraîche, et où le gibier ne faisandait que le temps qu'il fallait, pouvait s'enfoncer dans son fauteuil, et murmurer : "Le sort ne peut m'atteindre", devant sa tasse de moka et son verre d'authentique chartreuse. 
Je me suis étendue sur ces détails parce qu'ils faisaient partie -une partie très importante et très honorable- de cette antique formation d'une maitresse de maison qui, du moins dans les pays anglo-saxons, devait être balayée par le "monstrueux régiment" des émancipées : jeunes femmes qui ont appris de leurs aînées à mépriser la cuisine et la lingerie et à remplacer l'art complexe de la vie civilisée par l'obtention de diplômes universitaires. Ce mouvement a commencé lorsque j'étais jeune, et maintenant que je suis vieille, que j'ai observé sa progression et pris note de ses résultats, je déplore plus que jamais l'extinction des anciens arts domestiques. La conservation des aliments par le froid, si regrettable soit-elle, a fait beaucoup moins de mal à la vie au foyer que les études supérieures. 
Edith Wharton. Les chemins parcourus. 

mercredi 9 septembre 2015

L'IDENTIFICATION (2 : la découverte de l'Amérique)

Sur l'autoroute de Tolede, nous avons vu divers autocars pleins de touristes aux allures d'Américains, appareil photo numérique à la main, et quand nous passions à leur côté, j'exprimais un dédain infini, ce que je faisais sans problème avec les sourcils, vers chaque touriste dont je croisais le regard. Mon regard les accusait de cautionner la guerre, de traiter les gens et les relations entre les gens comme des choses, d'être les moutons d'un empire assassin et spectaculaire, les accusait comme si j'étais un écrivain fuyant un régime répressif au lieu d'être un de ses boursiers les plus frauduleux. 
(…) Je réservais ma plus intense antipathie à ces américains qui essayaient de ne pas détonner, qui se liaient d'amitié avec les espagnols et évitaient la compagnie de leurs compatriotes, qui se refusaient à parler anglais et qui, quand ils parlaient espagnol, exagéraient le zézaiement péninsulaire. Au début, je ne me suis pas rendu compte de la présence  à Madrid de ces américains plus discrets, plus subtils, mais à mesure que je me convertissais en l'un d'eux, j'ai commencé à m'apercevoir de leur abondance; je me félicitais de déjeuner avec Isabel dans un restaurant sans touristes, félicitais de connaitre l'Espagne authentique, que je définissais seulement comme un espace sans américains, quand mon regard croisait celui d'un homme ou d'une femme à une autre table, de vingt ans et quelques ou trente ans et quelques, entouré ou entourée d'espagnols, en retrait du reste du groupe, qui fumait d'un air peu sociable et alors je le savais, on le savait tous les deux, qu'on était taillés sur le même patron. Je suis arrivé à la conclusion que, si on regardait aux alentours avec attention pendant qu'on se promenait dans les quartiers supposément moins touristiques, on pouvait identifier de jeunes américains dont les vies étaient structurées par la volonté de ne pas paraître tels. 
*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier

Pour que je me souvienne de cette rencontre alors qu'elle date du milieu des années 80 et qu'elle n'a pas duré plus de trois minutes… Peut-être que certains sont marqués de cette manière-là par leur première rencontre avec un noir mais moi, les noirs… A la limite, j'aurais pu m'étonner que, tout à coup, après notre déménagement, il y en ait moins que d'habitude autour de moi mais me souvenir de la première fois où j'en ai vu, ça non, je ne peux pas*… Mais lui, oui, je me souviens de lui mais davantage grâce à l'exclamation de ma soeur : Je me demande ce qu'il faisait là ! L'intonation de son exclamation… Exactement la même qu'elle aurait pour dire : Mais comment fais-tu pour te souvenir de tout ça ?! ou Evidemment que je ne me souviens pas de ça !!! si elle lisait ces lignes… Et c'est vrai : qu'est-ce qu'il faisait là ? c'est à dire derrière chez nous, sur la petite route où les voitures roulaient trop vite au point d'écraser notre chien mais où personne ne passait jamais à pied sauf nous, quand nous allions attendre le bus, à l'arrêt le plus proche… Et justement, c'était là qu'il allait : à l'arrêt du bus et, comme il y avait deux lignes qui le desservaient, il nous demanda laquelle allait dans la direction de la gare des A. … Le S barré, répondit ma soeur et lui nous fit rire car, en répétant les instructions, il appela le bus le dollar…  Ce qui, en plus de son accent, nous confirma sa nationalité. 
C'est ainsi que j'ai rencontré mon premier Américain. 

Ensuite… Ensuite, je mis longtemps avant d'en revoir. Avant Tokyo, ça ne m'arriva sans doute pas beaucoup, du moins je ne m'en souviens pas. Mais à Tokyo, donc… A Tokyo, je trouvais qu'on les voyait de loin, les Américains… Si je me sentais différente des Asiatiques qui m'entouraient, d'eux presque davantage. Pourtant… pourtant, on me disait parfois Thank you, sur l'air de vouloir me faire plaisir, dans ce qui, finalement, n'était la langue de personne… Pourtant aussi, à New York, plusieurs fois des Américains s'adressèrent à moi pour que je leur indique le chemin. Mais ici non… Enfin, ici aussi… Je veux dire : ici non, on ne me parle anglais mais ici aussi : les Espagnols me demandent leur route, en espagnol… Et l'autre jour, alors que je lui en parlai, dans la cuisine, le garçon me dit que oui… Oui, je pouvais passer pour une Espagnole… Mais à New York alors ?… Mais on peut te prendre aussi pour une Américaine
Conclusion : je peux très bien être n'importe quoi… Je veux dire : n'importe qui. 


*

mardi 8 septembre 2015

Tuesday self portrait

Notre modeste Présent est cette parcelle de temps dont nous avons une connaissance directe et véritable, le souvenir tout frais du Passé récent étant perçu encore comme une partie du moment présent. En ce qui concerne la vie quotidienne et l'habituelle satisfaction du corps (dont la santé est passablement bonne, qui a encore des forces, qui respire la verte brise, qui savoure l'arrière-goût de la plus exquise nourriture qui soit au monde : un oeuf à la coque), il n'est pas important que nous ne puissions jamais jouir du véritable Présent, qui est un instant de durée zéro, représenté par une belle tache de graisse, tout comme le point adimensionnel de la géométrie est représenté par un point de bonnes dimensions à l'encre d'imprimerie sur du papier palpable. L'automobiliste normal peut, si l'on en croit les psychologues et les policiers, percevoir, visuellement, une unité de temps ne dépassant pas en étendue un dixième de seconde. Il serait intéressant de mesurer le temps qu'il nous faut pour détecter un espoir déçu ou comblé. Les odeurs peuvent être très brutales et, chez la plupart des gens, les sens de l'ouïe et du toucher réagissent plus rapidement que celui de la vue. 
Vladimir Nabokov. Ada ou l'ardeur.  

lundi 7 septembre 2015

Le pneu était crevé (fragments d'insularité)

 
-Ecoute, je n'ai pas ce modèle en réserve. Mais je peux te le commander. En attendant, je t'en prête un. Quand le tien arrive, je t'appelle et tu me le rends, ok ?
Deux mois que je roule avec le pneu prêté par le marchand. 
Ici, le provisoire dure longtemps. 

dimanche 6 septembre 2015

LES SOINS PALLIATIFS

rouge, 
noir, 
bleu, 
vert, 
orange, 
rose, 
violet...
NON !
Le gros chien ne lève la tête/me regarde/remue la queue qu'à l'énoncé de sa couleur. Depuis la mort du chat, je vérifie qu'il respire encore quand, longtemps, il dort. Je le couvre de compliments stupides, de caresses. Et comme tu lui promets d'aller encore une (dernière) fois respirer les fleurs, j'aimerais vous accompagner, moi qui ne l'ai pas connu courant après les chèvres

samedi 5 septembre 2015

45


ans

Nous devons décrire et expliquer un immeuble dont l'étage supérieur a été érigé au dix-neuvième siècle; le rez-de-chaussée date du seizième siècle, et un examen attentif de la maçonnerie révèle qu'il a été reconstruit à partir d'une tour d'habitation du onzième siècle. Dans le cellier nous découvrons des murs de fondation romains, et sous le cellier une cave filled-in, dans le sol de laquelle on trouve des outils de pierre et des restes de faune glaciaire dans les couches inférieures. Ce pourrait être une sorte d'image de notre structure mentale. 
C.G. Jung. L'esprit et la terre.

vendredi 4 septembre 2015

Le cabinet des rêves 243


Nous sommes, M. et moi, dans une voiture que mon père conduit. 
A ma grande surprise, il nous emmène devant un de mes anciens logements. 
Comme c'est dans une impasse et qu'il ne peut s'y garer, il fait demi-tour pour aller dans une autre rue et il s'arrête devant un garage qu'il ouvre. 
Je découvre d'anciennes affaires qui m'appartiennent, dont j'avais oublié l'existence et dont je savais encore moins qu'elles étaient stockées là. 

Rêve du 7 août 2015

jeudi 3 septembre 2015

Toujours

j'ai un peu le coeur battant quand je m'y rends mais toujours le prodige m'y attend car toujours l'arbre dont je suis seule à profiter est toujours aussi chargé de fruits et dans la lumière du couchant ma vie m'apparait toujours autant être un conte de fée. 

mercredi 2 septembre 2015

L'IDENTIFICATION (1 : la méprise)

Comment choisissez-vous vos lectures ?
Moi qui retourne les livres avant toute chose, j'aurais pu ne pas aller plus loin que la quatrième de couverture de celui-là*, en y voyant une recommandation d'un écrivain que je n'apprécie pas : 
"Hilarant et diablement intelligent, un roman plein de vie." 
Jonathan Franzen
Cependant, j'ai fait comme pour les autres : 
en lire le début pour voir
Et quelques pages au milieu, 
pour voir aussi. 
(et quand ils sont en espagnol : pour être sûre de pouvoir les comprendre)
Or, la première phrase du deuxième paragraphe de la première page :
"Desde el piso iba a pie por la calle de las Huertas".
Or aussi :
La rue des oeufs !, m'étonnais-je intérieurement et la reconnaissant puisque nous l'avions empruntée à Madrid, que je me souvenais l'avoir photographiée parce que je trouvais ça… quoi ? joli, charmant, chouette… d'être dans la rue des oeufs, moi qui aime tant ça, les oeufs.
Mais : Mais non ! Las huertas, pas los huevos ! 
La photo que j'avais prise, ce devait être une photo de la rue des oeufs alors que la calle de las Huertas… qu'est-ce que c'est, las Huertas ? Les vergers, ah d'accord.
J'ai emprunté le livre. 
Et j'ai cherché parmi mes souvenirs de Madrid ma photo de la rue des oeufs.
Or encore :
Je l'avais enregistrée sous le nom de la rue des oeufs, ayant fait la même erreur il y a un an exactement. 
Pourtant : sur l'illustration, il y a des boeufs. 

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier



mardi 1 septembre 2015

Tuesday self portrait

Il y a des moments où il faut se précipiter à la poursuite de l'espérance. L'air dans lequel on vivait, on le sent soudain qui se solidifie autour de vous comme du ciment. Ce qui vivait autour de vous n'est plus qu'une peinture sur la pierre qui vous emmaillote. Un jour on perd une fleur de sauge, l'autre jour on perd un arbre, puis un lambeau de forêt, puis un fleuve tout entier avec ses roseaux et ses poissons : ce qui était là devant vous, dressé en profondeur avec ses volumes et toutes les délicieuses avenues qui y sont entrecroisées de tous les côtés, on se précipite, saisi d'angoisse, et en effet, on le touche, peint, plat, plâtreux, mort. Comme si, brusquement, on était dans un canton de l'existence où il ne reste plus que des symboles, on habite des fresques de la vie. Elles vous entourent des quatre côtés avec des murs. La perspective et la couleur jouent cruellement avec vos désirs. Dans l'alanguissement du ciel le plus océanique votre main ne trouve pas d'issue. C'est alors qu'il faut mourir, c'est plus logique. Il est impossible de rester en désaccord. L'accord est la seule joie du monde; et de ce côté il est encore là, et soumis à votre volonté; ou bien, c'est alors qu'il faut s'arracher et non pas fuir mais poursuivre. C'est l'effort le plus barbare du monde mais le plus beau. Quand il faut faire le premier pas, avec les gestes tous entravés de bandelettes de pierre, avec une âme, un coeur et un foie de goudron, et la cire qui vous cachette les narines et votre ventre est mou comme un épi malade et on vous a retiré les entrailles avec un crochet de fer. Et faire le premier pas; et puis les autres pas !

Jean Giono. Vie de Mademoiselle Amandine in Rondeur des jours