samedi 31 octobre 2015

et puis, un jour, j'ai arrêté de lire

, je ne sais plus quel jour mais je n'ai plus recommencé après : les cavaliers, les soldats, les bustes, bref, tous ces gens taillés dans la pierre, j'ai cessé d'être curieuse de savoir qui ils étaient, pourquoi ils étaient là, bref, et c'est pour ça, alors, parce que j'ai arrêté de lire, que je n'ai appris à qui était dédié ce monument que parce qu'il est question de le détruire. 

vendredi 30 octobre 2015

Le cabinet des rêves 251

Parce qu'avec le sexe, il arrive la même chose qu'avec les rêves : ils sont irreprésentables, ils ne sont jamais bien adaptés sur papier ou à l'écran, ils semblent toujours faux ou ridicules ou maladroits ou triviaux ou risibles ou infantiles, quelle que soit la manière de le faire,  il est impossible de les raconter pour la simple raison que les deux, sexe et rêves, sont les actes les plus limitrophes de l'expression humaine, les lieux où nous ne sommes déjà plus en nous, et cela en fait les actes les plus importants de l'être humain mais aussi les plus lointains et les plus incompréhensibles, c'est ce qui fait qu'essayer de les recréer équivaut à sombrer dans le ridicule, ils peuvent être décrits, oui, comme le fait le cinéma porno avec une  honnêteté certaine ou comme on raconte ses rêves à un psychanalyste, mais pas recréés, lui dis-je*
Je suis dans la salle de bains de G. où je l'attends. 
En plus de la paroi en plastique coulissante qui protège la baignoire, il y a un rideau tendu devant et je regarde ce système avec envie en me disant que c'est bien pratique. 
Quand G. arrive, elle s'assoit en face de moi et m'explique qu'ils vont la déplacer la salle de bain. 
Ils vont l'installer en face de la cuisine, dans un endroit qui, pour le moment, ressemble davantage à un entrepôt qu'à une pièce.
Elle dit qu'ils n'ont pas le courage de commencer les travaux même s'ils savent que, une fois qu'ils seront finis, ils vont adorer être dans leur baignoire, dans une pièce si haute de plafond. 
Je pense : ce sera beau, certes, mais plein de courants d'air !

Rêve du 26 octobre 2015 

*
Traduction libre d'un extrait de Nocilla Lab de Agustín Fernández Mallo. 
Porque con el sexo ocurre lo mismo que con los sueños, son irrepresentables, nunca quedan bien llevados al papel o la pantalla, siempre parecen falsos o ridículos, o cutres, o triviales, o risibles, o infantiles, se mire como se mire es imposible narrarlos por la sencilla razón de que ambos, sexo y sueños, son los actos más limítrofes de la expresión humana, lugares donde ya no estamos en nosotros, y eso los convierte en los actos más importantes del ser humano pero también en los más lejanos e incomprensibles, eso es lo que hace que intentar recrearlos equivalga a caer en el ridículo, pueden describirse, sí, como lo hace el cine porno con probada honradez, o como se cuentan los sueños ante un psicoanalista, pero no recrearlos, le dije

jeudi 29 octobre 2015

 Allons dans un sentier Où la lumière est franche Nous parlerons sûrement De partir quelques jours*

nous marchons
dans le 
plâtre tombé du plafond
si un jour il neigeait dans cette maison
je ne m'en m'étonnerais pas plus que de raison


*Sous la neige, une chanson de Dominique A.

mercredi 28 octobre 2015

L'identification (8 : les poètes)

-Ainsi tu es poète, Adán.
J'ai souri. Il répétait mon nom comme s'il s'agissait d'une blague d'un seul mot à mon sujet.
-Il vient de donner un récital dans une galerie de Salamanca -a ajouté Isabel pour me gêner.
-Salamanca ! Quelle classe ! -Il était clair que Rufina allait me demander quel genre de poésie j'écrivais.- Quel genre de poésie tu écris ?
-Quels genres de poésie existent ?
Ma réponse m'a plu et je l'ai notée mentalement pour m'en resservir dorénavant.
-Mauvaise et très mauvaise -a répondu Rufina avec un faux mépris.
-I, too, dislike it -j'ai dit en anglais.
-Tu dois être d'une famille fortunée -a dit Rufina, ignorant mon commentaire. Elle a ajouté ensuite une expression idiomatique à propos des mains et des nuages, dont j'ai supposé qu'elle disait la même chose de manière plus pittoresque. -Tu n'as pas besoin de travailler ?
Je n'étais pas sûr de savoir comment répondre. En Espagne, je m'étais déjà heurté à cette association entre poésie et argent, aggravée, dans mon cas, par la croyance que tous les américains, du moins ceux qui étaient à l'étranger, étaient riches.*

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier.

A table ce soir-là, les hommes (1) étaient poètes et l'atmosphère
doucement familière. 
Dans la rue, embrassés
on s'est quittés. 
Je suis rentrée, 
sur les draps
brodées
les initiales n'étaient pas à moi.
La compagnie des poètes est portative
et ils voyagent avec moi.
Eux (1) mais d'autres aussi (2): Tous les poètes ont un toit, se sont dit Román Piña et Antonio Manilla, ils ont appelé leur anthologie La casa del poeta et je m'y sens mieux que chez moi.



(1) Javier Cánavas, Joan Payeras, David Pérez Vega, Román Piña.

(2) Juan Bonilla, par exemple :

ISLA DESIERTA

Alguien al ver los libros preguntó
cuál de entre todos llevarías
a una isla desierta. 
Entonces no supiste responder. 
Pero ahora que estás solo y en silencio 
contemplas las paredes atestadas
de libros, das por fin con la respuesta : 
hace tiempo que vives 
en una isla desierta. (3)

(3) dont je fais une modeste traduction :

ÎLE DéSERTE

Quelqu'un, voyant les livres demanda
lequel d'entre eux tu emporterais
sur une île déserte.
Alors, tu ne sus pas répondre.
Mais maintenant que tu es seul dans le silence
tu contemples les murs couverts
de livres, tu donnes enfin la réponse :
il y a longtemps que tu vis
sur une île déserte.

mardi 27 octobre 2015

Tuesday self portrait

Mon métier est d'écrire et je le sais bien et depuis longtemps. J'espère qu'on ne m'interprète pas mal : je ne sais rien de la valeur de ce que je peux écrire. Je sais qu'écrire est mon métier. Quand je me mets à écrire, je me sens extraordinairement bien et j'évolue dans un élément qu'il me semble connaître extraordinairement bien, j'utilise des instruments qui me sont connus et familiers et que je sens bien fermes dans mes mains. Si je fais n'importe quoi d'autre, si j'étudie une langue étrangère, si j'essaie d'apprendre l'histoire ou la géographie ou la sténographie ou si j'essaie de parler en public ou de tricoter ou de voyager, je souffre et je me demande en permanence comment les autres font ces choses, il me semble toujours qu'il doit y avoir une meilleure façon de les faire que les autres connaissent et qui m'est inconnue.  
Le livre Le piccole virtú de Natalia Ginzburg est traduit en espagnol par Celia Filipetto sous le titre Las pequeñas virtudes. C'est de cette version que je fais une traduction libre

lundi 26 octobre 2015

L'île en papier (fragments d'insularité)

Jules Verne, contrairement à tant d'autres, ne fit pas le voyage jusqu'ici mais emprunta à l'Archiduc Louis-Salvador de Habsbourg les détails qui lui furent nécessaires à l'écriture de Clovis Dardentor :
« … il serait inutile de se déranger, de quitter sa maison, de se mettre en route, inutile d'aller de visu admirer les merveilles naturelles recommandées aux voyageurs. Il suffirait de s'enfermer dans une bibliothèque, à la condition que cette bibliothèque possédât l'ouvrage de Son Altesse l'archiduc Louis Salvator d'Autriche sur les Baléares, d'en lire le texte si complet et si précis, d'en regarder les gravures en couleurs, les vues, les dessins, les croquis, les plans, les cartes, qui font de cette publication une oeuvre sans rivale. »

George Sand, quant à elle, a fait le déplacement mais s'est malgré tout largement inspirée d'autres voyageurs pour écrire son Hiver à Majorque :
"L’endroit où la romancière a vraiment découvert cette île méditerranéenne n’est autre que son propre salon parisien. George Sand s’est contentée de prendre des notes à partir de livres empruntés à la Bibliothèque Royale ; on en connaît même les dates d’emprunt et de retour. En somme, elle est parvenue à combiner les souvenirs de son vécu avec la consultation d’ouvrages dont elle ignorait jusqu’à l’existence peu avant de se mettre à écrire son manuscrit. Ce manuscrit contient même des feuillets écrits de la main d’un érudit, Joseph Tastu, qui l’avait précédée dans un voyage en Espagne" (Antoni Ferrer, Université de Provence).
Et moi.
Moi je pourrais vous faire croire que je voyage
alors que seuls les nuages. 

dimanche 25 octobre 2015

L'être et le néant

Il existe une photo de notre dernier café au Red Rhum, avant qu'il ferme.  
Car je me suis levée, j'ai posé l'appareil sur la table derrière nous et j'ai posé ma main sur ton épaule et je t'ai embrassé et tu m'as embrassée et c'est ce que l'on voit sur la photo : ma main sur toi et nos profils en contre-jour qui se fondent dans le baiser et se découpent sur la mer qui absorbe toute la lumière car le Red Rhum est au bord de l'eau, c'est sans doute ce qui a rendu l'évocation de Paris encore plus frappante : on savait de quoi il parlait, le serveur, quand il a dit que, cette année, il ne tenterait pas d'aller travailler l'hiver à Paris, que le métro, les gens pressés, les trajets, non, ça convenait sans doute à des gens mais à lui non et il regardait la mer en le disant et après ça, on est partis en parlant de l'hiver qu'on allait passer ici, pas à Paris, non, pas à Paris. 
Il existe une photo de notre dernier café au Red Rhum, avant qu'il ferme. 
Celui qui dans le bus a trouvé mon appareil que j'y ai oublié, l'a-t-il déjà effacée ou la gardera-t-il à jamais ?

samedi 24 octobre 2015

"Dans le fond, nous surestimons tous quelques données et quelques scènes dans nos vies. Dans les souvenirs, la fiction est bienveillante."*

Nous avons marché
(avec, ou sans
)
et si je ne sais pas dire combien de kilomètres, je sais parfaitement où nous avons parlé de l'inspiration
(en avoir, ou pas)
des enfants
(en faire, ou pas)
du passé
(s'en souvenir, ou pas)



*En el fondo todos sobrevaloramos algunos datos y escenas en nuestras vidas. En los recuerdos la ficción es benévola. 
Sergio Galarza. Paseador de perros

vendredi 23 octobre 2015

Le cabinet des rêves 250

Dans l'excès, on peut voir quelque chose de la vérité de la pratique de la lecture; son revers, sa zone secrète : les usages détournés, la lecture hors du lieu. Peut-être que l'exemple le plus net de cette façon de lire serait dans le sommeil (dans les livres qu'on lit dans nos rêves). 
Richard Ellman, dans un passage de sa biographie, montre Joyce très intéressé par ces questions. "Dis-moi, Bird, dit-il à William Bird, un compagnon récurrent de ces jours-là, as-tu déjà rêvé que tu étais en train de lire ? Très souvent, dit Bird. Dis-moi alors : à quelle vitesse lis-tu dans tes rêves ?"
Il y a une relation entre la lecture et le réel mais aussi une relation entre la lecture et les rêves, et dans ce double lien, le roman a tramé son histoire. 
Ricardo Piglia. Traduction libre d'un extrait de El último lector
Je suis avec ma famille mais dans une salle qui ressemble à une salle de classe : nous sommes assis à des tables disposées les unes derrière les autres. 
Une de mes nièces me demande depuis combien de temps j'écris mon blog. 
Ma mère répond avant moi : Ça fait bien 15 ans, maintenant ! 
Je fais le calcul et je rectifie : Non, ça va faire 14 ans. 
Ma nièce demande alors : Mais tu as toujours su écrire ?
Et ma mère intervient encore : Ah oui ! Même petite, elle écrivait déjà très bien ! 
Je vois que le sujet n'intéresse plus personne mais ma mère continue à me parler : Je ne peux pas dire que tu t'améliores parce que tu écris toujours des choses différentes mais, tout de même, quelle imagination ! 

Rêve du 8 octobre 2015

jeudi 22 octobre 2015

La géométrie variable

La façade vitrée s'ouvre sur l'atelier. Un canapé à votre gauche. Un chevalet. Un fauteuil contre le mur de droite.  
Un garçon y est assis. Les jambes repliées en tailleur et son ordinateur. Il écrit.  
Le rideau n'est pas entièrement tiré, qui sépare l'atelier du long couloir froid. 
A gauche le bureau en face le vestiaire. 
A côté du bureau, la porte est entrouverte. Le lit est défait.
A cette heure de la journée, la chambre sans fenêtre d'en face est toujours plongée dans l'obscurité. 
Ne regardez pas dans la pièce suivante. Non, n'insistez pas. Les matelas entassés n'en font pas une chambre, c'est tout ce que vous avez à en savoir. 
Continuez à suivre le couloir. Par la fenêtre, oui, le mobilier de jardin, le mandarinier, la gamelle d'eau des chiens. 
A votre droite la salle de bain puis vous voilà dans la cuisine. 
La nappe à carreaux, la théière presque vide, les gâteaux en train de refroidir. 
J'y suis. Une jambe repliée sous l'autre et mon ordinateur. J'écris ce que vous êtes en train de lire. 
La porte vitrée est ouverte sur la dernière pièce de la maison. 
Un coussin en face, en bas de la volée des marches. Un gros chien jaune endormi. A sa droite un écran de télévision, une table, du linge plié y est posé. Au centre de la pièce une table basse. Un homme est allongé sur l'un des deux canapés qui forment un angle. La tête repose sur le coude plié. Le corps est recouvert d'un plaid. Il lit
Le soir un film nous trois dans le salon. 

mercredi 21 octobre 2015

L'identification (7 : lost in translation)

A entreprendre à nouveau la recherche, je me suis petit à petit rendu compte que je ne me souvenais pas de la façade de l'hôtel sans nom, j'aurais pu être passé devant de nombreuses fois. Je n'avais pas le numéro de téléphone de Teresa. Je calculais qu'il avait dû s'écouler une heure et demi depuis que j'étais sorti. Affamé, je suis entré dans une autre cafétéria et j'ai demandé un autre café et aussi un morceau de tortilla qui m'a écoeuré avant d'arriver. J'ai expliqué au serveur que j'étais en train de chercher un hôtel dont je ne me souvenais pas le nom dans une rue dont je ne me souvenais pas et je lui ai demandé de l'aide; nous avons ri tous les deux et il m'a dit : Comme tout le monde. Quand j'ai terminé de manger, j'ai essayé à nouveau, en me sentant comme un acteur dont les vagabondages servaient de prétexte pour montrer le paysage. Après je ne sais combien de temps, sûrement plus d'une heure, j'ai fini sur une petite place et je me suis assis, défait. Mon irritation s'est changée en préoccupation; moi, je ne croirais simplement pas Teresa si c'était elle qui était sortie de l'hôtel pour un café et s'était perdue durant les heures qui pouvaient s'écouler jusqu'à ce qu'on se trouve. Et bien qu'elle puisse sembler crédible, il ne me plaisait pas qu'une telle histoire s'interpose dans l'image qu'elle avait de moi, une image qui me préoccupait de plus en plus. A ses yeux, ce serait mieux, ai-je pensé, de disparaître mystérieusement plusieurs jours plutôt que de ressembler à un enfant perdu, sale et épuisé à la tombée de la nuit.

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier
Puis, soudain, j'ai réalisé que Cruz Rodríguez Juiz n'avait pas seulement traduit le roman de Ben Lerner mais aussi le recueil de nouvelles de Geoff Dyer que j'avais lu un an auparavant et que, alors, elle  avait dû avoir, en traduisant les deux textes, l'impression de déjà vu que j'éprouvais en les lisant, à un an d'intervalle. 
-Ce que nous devons faire -a dit Ámsterdam Dave- c'est de nous concentrer pour trouver l'hôtel.
-Evidemment. Bien sûr. Mais il me vient à l'esprit "c'est plus facile à dire qu'à faire".
-Il y a un canal ici -a dit Dazed, comme si tout était réglé, comme si nous n'avions pas vu des centaines de canaux (ou le même canal des centaines de fois) tout au long de ce qui commençait à ressembler à une excursion interminable et peu recommandable.
Cependant, nous avons regardé le canal avec perplexité et, un instant, il nous a paru que tous nos problèmes s'étaient évanouis. Mais ensuite, nous avons vu que, effectivement, il s'agissait du même canal (froid et couvert de feuilles tombées mais, malgré tout, éblouissant) près de celui devant lequel nous étions passés dix minutes ou plusieurs vies auparavant. Nous a démoralisés encore plus le fait que,  s'il s'était agi d'un autre canal, notre situation ne se serait pas améliorée pour autant.
-Le même canal, un autre canal -j'ai dit avec tristesse. La même différence.

Le livre de Geoff DyerYoga for People Who Can't Be Bothered to Do It, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Yoga para los que pasan del yoga.

mardi 20 octobre 2015

Tuesday self portrait

Quand il a inventé, en 1911, la schizophrénie, Bleuler était surtout sensible au trouble des associations verbales, qui fracasse la langue et la rend lumineusement inaudible. Une maladie sécrétant une poésie le plus souvent offerte à sa seule dissipation -ce qui force les psychiatres à des prouesses d'oreille, malgré quoi ils en perdent l'essentiel. Cela n'ôte rien aux symptômes sérieux, le délire ou l'agitation, l'incurie ou l'angoisse, mais il convient de garder à l'esprit que les schizophrènes sont d'abord prisonniers d'un état de poésie qui les rend profondément malheureux. 
Emmanuel Venet. Précis de médecine imaginaire

La traduction du texte d'Emmanuel Venet  en espagnol est une bonne nouvelle.

lundi 19 octobre 2015

Un café poétique (fragments d'insularité)

Mon voisin buvait son café avec le journal. 
Moi avec un poète majorquin.
                  GEOGRAFÍA

Tu lápiz traza a mano alzada
el perfil de un país que no conoces
fronteras
              ríos
                    cordilleras
incluso las ciudades se convierten
en manchas al azar sobre el papel

una enorme extensión de nada
que culminas con un punto final
una muesca invisible que eres tú
perdido sin remedio en un lugar

que ni siquiera existe

Joan Payeras. Calle del mar

et je me permets d'en faire ce que j'appellerais volontiers une traduction à main levée.

GEOGRAPHIE
ton crayon trace à main levée
le profil d'un pays que tu ne connais pas
montagnes
rivières
cordillères
même les villes se changent 
en taches au hasard sur le papier

une énorme extension de rien 
que  tu culmines avec un point final
une mortaise invisible que tu es toi
perdu sans issue dans un lieu 

qui n'existe même pas

dimanche 18 octobre 2015

Un air de famille

Tu m'as connue fille à papa
Tu savais l'ascendant que mes soeurs avaient sur moi
Ma mère t'a juré Elle ne vieillira pas comme moi !
Tu as rencontré ma famille du Canada
Mais ce soir tu ne me reconnaîtras peut-être pas
quand tu me verras en fée des lilas

samedi 17 octobre 2015

La mort dure longtemps

La cloche a sonné à une heure
et ne s'est pas arrêtée
avant longtemps.

vendredi 16 octobre 2015

Le cabinet des rêves 249

Pour une raison dont je ne me souviens pas, j'ai déposé mon sac à main sur le bord d'un trottoir. 
Or, de loin, je vois une femme à vélo (elle est africaine, elle porte un boubou, ce qui entrave ses mouvements quand elle pédale) qui se dirige vers lui et esquisse le geste de tendre la main vers les anses. 
Elle avance très lentement. 
Pourtant, moi qui me suis mise à courir derrière elle, je ne parviens pas à aller assez vite pour la rattraper. 
Je crie -mais faiblement- Eh, ma soeur ! Laisse ce sac, c'est le mien ! 
Pendant que je cours, je suis accablée par les tracas que cette situation représente, les démarches que va m'imposer ce vol, mais fataliste aussi : tant pis, je ferai le nécessaire. 
La femme se retourne à demi pour me voir, prend quand même le sac mais, peut-être parce qu'elle se rend compte qu'il peut être dangereux pour elle d'avoir été vue en train de me voler, elle traverse la route et lance le sac de l'autre côté d'une haute grille. 
Même si je n'ai aucune idée de comment faire pour le récupérer, je pense que c'est un moindre mal. 

Rêve du 23 septembre 2015

jeudi 15 octobre 2015

inFORMEL

Je suis arrivé à la gare à six heures du matin. Il faisait froid. Dans le port sonnait la sirène du brouillard, autour de moi, des gens lisaient les journaux du matin, presque personne ne parlait. J'ai demandé d'une manière suspecte une tasse de thé noir. Le serveur, surpris que je ne veuille pas de lait dans ma potion létale s'est dirigé vers moi en m'appelant Love et, ensuite, Dear. Comme j'ignorais encore que de telles appellations affectueuses étaient d'usage courant et ne signifiaient rien, je me suis senti comme dans un autre monde, un monde où on m'appréciait beaucoup. Ainsi, l'Angleterre m'a inspiré un amour à première vue, un amour que j'ai conservé pendant longtemps.
Traduction libre de Lluvia roja de Cees Nooteboom.




Quand le serveur parle français :
Bonjour madame, vous allez bien ?
Quand la serveuse est espagnole : 
¡ Hola guapa ! ¡ Gracias cariño !*
*Salut la belle ! Merci ma chérie ! 
(ça, c'était un chai au café Ordinaire à Shimokitazawa)

mercredi 14 octobre 2015

L'identification (6 : les routines bienheureuses)

Après le Prado, j'avais l'habitude d'aller jusqu'à un petit café qui s'appelait Le Coin, où je mangeais un sandwich au chorizo et où j'avais coutume d'être le seul client, à moins qu'il y ait des touristes, puisqu'il n'était pas encore l'heure du déjeuner des espagnols. Ensuite, je marchais un peu jusqu'au Retiro, le plus grand parc de la ville, je cherchais un banc, sortais mes livres, mon dictionnaire de poche et mon Lorca et je fumais un joint. 
Si le soleil brillait et que je tombais juste dans la proportion de tabac et de haschich, s'il y avait des gens autour mais loin, que je pouvais entendre parler sans savoir dans quelle langue, une vague d'euphorie m'envahissait. Il restait des heures et des heures de lumière, pour les espagnols, ce n'était même pas le soir, il restait des mois et des mois de ma bourse, elle avait à peine commencé mais elle ne se prolongerait pas trop… A telle date, je retournerais à ma vie, un peu plus intéressant grâce à mon séjour à l'étranger, probablement plus mince mais, pour les autres, inchangé. Je n'avais pas besoin de me forger une vie à Madrid, au-delà des routines les plus simples, je n'avais pas à me préoccuper de me créer une communauté. J'avais le jour infini, des mois et des mois de jours infinis et, malgré tout, la date de retour délimitait cette sensation d'infini et l'empêchait d'être une menace.* 

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier

Un jour d'avril 2013, je partis à Lisbonne pour y habiter jusqu'à la fin du mois d'août. 
Quatre mois comme une quarantaine, comme une parenthèse à l'intérieur de ma vie. 
(on disait aussi : l'enterrement de ma vie de jeune fille)
Une fois louée ma chambre en ville, dans une rue que les touristes ne fréquentaient pas 
,
je mis peu de jours à établir mon itinéraire.  
D'abord la pâtisserie en bas de chez moi où mon café était prêt avant que je m'assoie 
.
La bibliothèque, ensuite 
.
Le parc pour y lire, pour y dormir
.
Et puis, parfois, j'allais au Tage. 

mardi 13 octobre 2015

Tuesday self portrait

9
PLATS FRANÇAIS PEU CONNUS
APPROPRIéS AUX CUISINES
AMéRICAINES ET ANGLAISES

Ces plats devraient mettre de la variété dans les menus américains et anglais. En France, ils ne sont plus ni des nouveautés ni des créations, et n'ont plus le mérite d'être originaux, ce qui, selon la définition d'un cousin de Gertrude Stein, qualifie ce que font certains six semaines avant que le reste du monde le fasse. Au contraire, la plupart d'entre eux reflètent une lente évolution dans une nouvelle direction, ce qui est la manière dont se crée le grand art -quand tout l'environnement est prêt et qu'une personne voit la chose et la fait, rejetant ce qu'elle considère superflu dans le passé. Même la manière de cuire un oeuf peut être découverte de cette façon. Elle devient alors la manière classique. C'est un plaisir pour nous, et peut-être pour l'oeuf. 
Il est entendu, bien sûr, qu'il y a toujours ceux qui se précipitent, ajoutent irrévérencieusement une goutte ou une pincée tirée d'une bouteille, une boîte de conserve ou un paquet, et pensent qu'ils ont découvert une saveur qui manquait. Ceci, qui est littéralement une question de goût, n'est pas discutable. C'est même un plaisir de s'incliner devant une telle constatation.  
Alice Toklas. Le livre de cuisine d'Alice Toklas. 

lundi 12 octobre 2015

La métaphore de la subjectivité (fragments d'insularité)

Le héros de l'ascétisme protestant, qui reproduit l'économie capitaliste dans un isolement parfait, est avant tout un lecteur solitaire. Le lecteur solitaire par excellence, devrais-je dire. La solitude de Robinson s'assimile avec l'isolement du lecteur. Les vestiges de la lecture collective se sont déjà perdus. La lecture se savoure dans la solitude : peu importe si c'est dans le boudoir, dans le bureau ou dans la bibliothèque. De fait, il y a une relation formelle entre la lecture et l'île déserte. Robinson est le modèle parfait du lecteur isolé. Il lit seul et ce qu'il lit lui est personnellement adressé. La pleine subjectivité se réalise dans l'isolement et la lecture est sa métaphore. Le lecteur idéal est celui qui est en-dehors de la société.
 Traduction libre d'un extrait de El último lector de Ricardo Piglia
 C'est ainsi que je devins une lectrice parfaite.

dimanche 11 octobre 2015

completamente viernes

je voudrais une vie
toute de vendredis


Completamente viernes est le titre d'un poème de Luis García Montero

Completamente viernes
Por detergentes y lavavajillas
por libros desordenados y escobas en el suelo
por los cristales limpios, por la mesa
sin papeles, libretas no bolígrafos,
por los sillones sin periódicos
quien se acerca a mi casa
puede encontrar un día
completamente viernes.
Como yo me lo encuentro
cuando salgo a la calle
y está la catedral
tomada por el mundo de los vivos
y en el supermercado
junio se hace botella de ginebra
embutidos y postre,
abanico de luz en el quiosco
de la floristería,
ciudad que se desnuda completamente viernes.
Así mi cuerpo
que se hace memoria de tu cuerpo
y te presiente
en la inquietud de todo lo que toca,
en el mando distancia de la música,
en el papel de la revista,
en el hielo deshecho
igual que se deshace una mañana
completamente viernes.
Cuando se abre la puerta de la calle,
la nevera adivina lo que supo mi cuerpo
y sugiere otros título para este poema:
completamente tú,
mañana de regreso, el buen amor,
la buena compañía.

samedi 10 octobre 2015

Erasedhead

Evidemment, comme Guevara lit, il écrit aussi. Ou, mieux : parce qu'il lit, il écrit. Ses premiers écrits sont des notes de lecture de 1945. Cette année-là, il commence un carnet manuscrit de 165 feuilles où il ordonne ses lectures par ordre alphabétique. On trouve sept carnets écrits au long de dix ans. Il y a une autre longue série, alors, qui accompagne toute la vie de Guevara et c'est l'écriture. Il écrit sur lui-même et sur ce qu'il lit, c'est à dire qu'il écrit un journal. Un type d'écriture très définie, l'écriture privée, le registre personnel de l'expérience. Il commence avec un journal de lectures et continue avec le journal qui fixe l'expérience même, qui permet de lire ensuite sa propre vie comme celle d'un autre et de la réécrire. S'il s'arrête pour lire, il s'arrête aussi pour écrire, à la fin de la journée, la nuit, fatigué.
Entre 1945 et 1967, il écrit un journal : le journal des voyages qu'il fait, jeune, quand il parcourt l'Amérique, le journal de la campagne de Sierra Maestra, le journal de la campagne du Congo et, bien sûr, le journal en Bolivie. Depuis son jeune âge, il trouve un système d'écriture qui consiste à prendre des notes pour fixer l'expérience immédiate et, ensuite, écrire un récit à partir de ces notes. L'immédiateté de l'expérience et le moment de l'élaboration. Pour Guevara, la différence est claire : "Le personnage qui a écrit ces notes est mort en foulant de nouveau la terre argentine, celui qui les ordonne et les polit (moi), ce n'est pas moi", écrit-il au début de Mi primer gran viaje.
Ricardo Piglia. Traduction libre d'un extrait de El último lector
Voilà, ce serait ça. 
Ça s'appellerait "faire comme Che Guevara". 
Attendre la nuit, fermer la porte, tirer un trait sur la journée.   
Et la réécrire, autrement. 

vendredi 9 octobre 2015

Le cabinet des rêves 248

Nous visitons la maison de R. pendant qu'elle est en vacances car il est question qu'on y habite (c'est loin d'être sûr). 
C'est une maison aux murs très épais qui doit être difficile à réchauffer l'hiver. 
Ce sont des couettes qui font office de rideaux de séparation entre les pièces. Quand je les vois, l'espace d'un instant, je pense que ce serait bien chez nous avant de me rappeler que ce serait impossible. 
Dans une des pièces, il y a un chevalet. 
Un enfant du voisinage en a fait son atelier mais il a décidé d'arrêter de peindre ou, du moins, de se débarrasser de ses peintures. 
Aussi, lui et des adultes de son entourage organisent un feu dans la pièce afin de brûler ses anciens tableaux. 
On se tient à l'extérieur pendant qu'ils couvrent d'essence ce qu'il y a à incendier. 
Je suis un peu inquiète : le feu va-t-il se propager ?
Mais non, tout est très bien maitrisé et, à la fin, il ne reste plus qu'une pancarte annonçant que le garçon va continuer de peindre mais dans un autre style. 
On l'en félicite. 

Dans le jardin, il y a une poule entièrement rose, qui porte des chaussures à talons roses également. 

Rêve du 22 septembre 2015

jeudi 8 octobre 2015

Les affinités électives

La pregunta "qué es un lector" es también la pregunta sobre cómo le llegan los libros al que lee, cómo se narra la entrada en los textos.*
Ricardo Piglia. El último lector
*La question "qu'est-ce qu'un lecteur" est aussi la question sur comment arrivent les livres à celui qui lit, comment se raconte l'entrée dans les textes. 
Que faut-il savoir des hommes, si ce n'est qu'ils sont (ou non) sentimentaux ?
Des trois que Jonás Trueba appelle Los exiliados románticos, nous n'en saurons pas beaucoup plus. Ont-ils grandi dans le même quartier ? Fréquenté le même lycée ? Ou se sont-ils rencontrés au ciné-club de l'université ? Quoi qu'il en soit, ils partent ensemble en camping-car en France où ils ont, chacun, rendez-vous avec une fille, amour (im)possible, passé ou à venir. 
A Toulouse, c'est Renata que Francesco retrouve. Ils parlent du livre de Natalia Ginzburg qu'elle lui a offert et, plus tard, lors d'un repas à Paris, Renata en récite un passage par coeur 
("En ce qui concerne l'éducation des enfants, je crois qu'il ne faut pas leur enseigner les petites vertus mais les grandes. Pas l'économie mais la générosité et l'indifférence envers l'argent; pas la prudence mais le courage et le mépris du danger; pas la ruse mais la franchise et l'amour de la vérité; pas la diplomatie mais l'amour du prochain et l'abnégation, pas le désir d'avoir du succès mais le désir d'être et de savoir.")*
que Francesco traduit. 

Comment nous arrivent les livres ? Parfois par le cinéma. 
Parce que le livre circulait entre Jules, Catherine et Jim, j'avais lu Les affinités électives de Goethe. 
Et maintenant que j'ai lu le même livre qu'eux, j'en sais davantage sur Francesco et Renata. 

*Le livre Le piccole virtú de Natalia Ginzburg est traduit en espagnol par Celia Filipetto sous le titre Las pequeñas virtudes. C'est de cette version que je fais une traduction libre

mercredi 7 octobre 2015

L'identification (6 : 富士山)

Quand, pour finir, nous sommes arrivés à la maison très chère de Rafa, j'ai demandé comment il avait gagné autant d'argent. Ils ont ri. J'ai précisé : d'où provenait l'argent de la famille. Teresa m'a dit quelque chose à propos de banques. Et ta famille à toi ?, je lui ai demandé, hésitant. Arturo a répondit qu'ils ne l'avaient pas gagné en écrivant de la poésie et nous avons ri. Puis, Teresa m'a dit qu'elle me l'avait déjà raconté, je ne m'en souvenais pas ? J'ai douté mais j'ai dit que si, maintenant je me souvenais. Peut-être me l'avait-elle dit la nuit où nous nous étions connus. Ou elle avait pu me l'avoir raconté à diverses occasions mais je ne l'avais pas comprise. Ou peut-être qu'elle me mentait et qu'elle ne me l'avait jamais dit.*

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier.


Tout se jouait le premier jour. Voire même : dans les dix premières minutes.
Il s'agissait de suivre le pas de course d'une personne toujours aimable mais dont je savais qu'elle avait mille autres choses à faire, acquiescer à chacun de ses Vous voyez ?/Tu vois ?, sourire à la (demi) douzaine de têtes qui (ne) se tournaient (pas) vers moi à chaque seuil franchi, abandonner l'idée de retenir plus de trois prénoms parmi tous ceux qu'on m'énumérait, mémoriser le circuit dans les couloirs, le numéro des bâtiments le cas échéant… et, surtout, retenir le fonctionnement des outils, tout écouter quand j'entendais L'imprimante est ici/Voilà ton code pour les photocopies.
Car je voulais bien passer pour une grande timide ou qu'on prenne ma myopie pour du dédain… Tout plutôt que d'être celle-qui-a-encore-provoqué-un-bourrage-papier.
Aussi, dès qu'il était question de machines… je me concentrais autant que je pouvais, j"oubliais tout le reste.

Ce jour-là, j'avais rendez-vous avec monsieur A. dans son bureau. C'est d'un pas nonchalant qu'il me fit faire un tour à l'extérieur Tiens, regarde, c'est la statue du fondateur. Ici : le terrain de base-ball, l'équipe est assez bien classée. Bon, maintenant, si tu veux bien, on va se presser un peu parce qu'on doit aller dans le bureau du doyen, après tout, c'est lui qui décide si tu peux travailler ici ou pas.
Le doyen s'était excusé platement de ne pas parler ma langue sans me laisser l'occasion d'être confuse d'aussi mal maîtriser la sienne mais je n'étais en état ni de savourer cette quintessence de la politesse japonaise ni de savoir s'ils avaient parlé, lui et monsieur A., de moi ou carrément d'autre chose pendant les dix minutes qui suivirent car je pensais à la photocopieuse, qu'on n'avait pas encore vue.
En sortant du bureau du doyen, monsieur A. me dit négligemment Ah oui ! Je vais te montrer la salle de travail !
Au bout d'un labyrinthe de couloirs, il ouvrit la porte d'une immense salle déserte. Les trois secrétaires interrompirent leur travail, s'inclinèrent profondément devant nous et monsieur A. me dit Bon, voilà, tu sais tout, pour le reste, tu verras avec tes collègues, allez, bon retour hein ?!

Il y eut, donc, deux premiers jours.

Quand je revins, l'immense salle était pleine et bruissait de toutes sortes de langues parmi lesquelles primait l'anglais. Je m'installai au hasard à une table en face d'une Américaine placide et aimable qui me dit son prénom en plus de celui de toutes les personnes qui l'entouraient sans interrompre le découpage auquel elle était occupée ni la conversation qu'elle menait et à laquelle elle m'intégra. En dix minutes, il y eut un tourbillon d'informations concernant tout aussi bien la feuille de présence à signer, des détails de la vie privée de tout le monde, l'endroit où se trouvaient les craies ou les magnétophones et… le fonctionnement de la photocopieuse.
J'abandonnai vite l'idée de comprendre quoi que ce soit.
J'essayai de me figurer ce que c'était que d'avoir une langue maternelle dont on pensait que le monde entier la maîtrisait, quel que soit le sujet qu'on abordait, quel que soit le débit auquel on parlait.
Je n'y parvins pas.
Je pris le parti de sourire, de paraître intéressée par tout ce qu'on me disait. 

Quelques jours avant la fin du trimestre pendant lequel j'avais provoqué plusieurs bourrages-papier, il fut question d'aller manger à la cafétéria, pour fêter le départ de l'Américaine. 
-Ah bon, elle part ? 
-Ben oui ! Elle l'avait annoncé le jour de ton arrivée, tu ne te souviens pas ? Elle suit son mari qui est muté.
-Ah bon, elle est mariée ? 
-Ben oui ! Tu sais bien ! Tu étais là quand elle nous a montré sa bague !
Je mangeai en silence, le départ de l'Américaine, la fin du trimestre... me procuraient, finalement, un réel soulagement.

Un autre jour, dans la grande salle, je m'émerveillai devant Y. que le mont Fuji nous apparaisse dans l'exact prolongement de l'allée principale. 
Elle sourit mais parut interloquée.
-Ben… oui ! C'est pour ça qu'elle s'appelle l'allée du Fujisan ! J'aurais parié que monsieur A. te l'avait dit le premier jour !

mardi 6 octobre 2015

Tuesday self portrait

-Mais vous ne nous avez pas dit ce que vous faites, lui dit Buster. 
-Je suis écrivain, répondit-il. 
-Oh ! Quel genre de choses faites-vous ? demanda Esther en laissant retomber sa main et en la suivant des yeux, comme si elle s'attendait à la voir tomber à terre. 
-J'écris. 
-Oui, mais… heu… de la fiction ? 
-Mon livre a été traduit en dix-neuf langues. 
-Je dois le connaître, dit Esther. Je dois en avoir entendu parler. 
-J'en doute, dit l'auteur modeste. Il n'a jamais été publié. 
-Mais vous venez de dire… 
-Je l'ai traduit moi-même. En dix-neuf langues. Il n'en reste plus que soixante-six, sans compter les dialectes. J'en suis au celte. Une langue charmante, le celte. Il ne m'a fallu que huit mois pour l'apprendre. Ça devrait bien marcher en celte. 
-Vous voulez dire, être publié ?
-Oui, publié en celte. Un jour ou l'autre, je trouverai une langue où on le publiera. Alors, je pourrai me retirer à la campagne. C'est tout ce que je désire, me retirer à la campagne. La prochaine langue sera le gaélique. 
William Gaddis. Les Reconnaissances

lundi 5 octobre 2015

La date de péremption (fragments d'insularité)

Les vols ne seront plus directs. 
Les bus plus aussi fréquents. 
Les magasins ne seront plus ouverts.
Les rues plus aussi peuplées.  
Les marchés plus aussi vastes. 
L'île sera de nouveau désert(é)e. 

dimanche 4 octobre 2015

J'ai fait un gâteau au chocolat* pendant que,

à l'autre bout du couloir, 
tu ajoutais du rose à mon vêtement, du bleu à mes cheveux… tu terminais le portrait que tu avais commencé un mois plus tôt
Il aurait pu, tout aussi bien, rester inachevé ou attendre encore un, deux, trois mois avant que tu y dessines mon collier : 
le vrai cadeau est le temps (de pose).
*Faites tremper 100g de dattes dans 180ml d'eau chaude pendant 10 minutes, mixez-les avec 2 oeufs, 380g de pois chiches rincés et égouttés, un peu de levure et 200g de chocolat fondu ou, si vous aimez aussi peu le sucre et autant l'amertume que moi : avec 3 grosses cuillères à soupe de cacao non sucré. Faites cuire environ 30 minutes à 180°. 

samedi 3 octobre 2015

L'avenir de mon présent

Un homme qui ne tient pas de journal est dans une situation fausse à l'égard du journal d'un autre. Quand il lit, dans le Journal de Goethe par exemple, que celui-ci est resté chez lui toute la journée du 11 janvier 1797 "occupé de diverses dispositions à prendre", il lui semble, quant à lui, n'avoir jamais fait aussi peu de choses. 
Franz Kafka
L'homme qui me dit
qu'il n'avait pas prévu ça pour sa vie,
dont j'écris
l'amertume, me souviendrai-je de son visage si
dans quelques temps et loin d'ici
je me relis ?

vendredi 2 octobre 2015

Le cabinet des rêves 247

Je suis installée sur un balcon (pas vraiment un balcon : plutôt un fauteuil suspendu en contrebas d'une fenêtre). 
Je lis. 
M-A apparait à la fenêtre. Elle me dit qu'elle n'en revient pas de se lever aussi tard, que, chez elle ce n'est pas le cas mais que là, elle n'a pas pu s'empêcher de dormir. 
Je me lève pour pouvoir lui faire la bise (seule sa tête dépasse, par la fenêtre). 
Je lui dis que, moi, je n'ai jamais pu me réveiller très tard et que, déjà, quand on était petites et qu'il m'arrivait de dormir chez elle, j'étais éveillée avant elle. 

Rêve du 10 août 2015

jeudi 1 octobre 2015

Quelques expériences philosophiques (et linguistiques) quotidiennes

74
Sortir du cinéma en plein jour


Durée : 90 minutes environ

Matériel : une salle de cinéma, la lumière du jour
Effet : décalant

Vous avez longtemps suivi l'héroïne, les combats les retournements de situation. Vous avez vécu dans le noir sous d'autres cieux. Le cinéma vous a vidé de vos pensées de l'heure, empli de ses images. Il vous a lavé du temps et de sa continuité. Vous passez dans le couloir ou l'escalier qui mène au-dehors. Vous retrouvez d'abord, sous la lumière des lampes, une première frange du monde habituel. Ce n'est encore pourtant qu'un passage, une transition. Soudain, vous ouvrez la porte. 
Dehors, il fait soleil. Vous l'aviez oublié. Totalement. Vous vous demandez comment c'est possible. Pas votre oubli, mais ce plein jour. Extérieur, soleil. Ce n'était pas dans le script. Il aurait dû faire nuit. Comme d'habitude, avec des passants raréfiés, des taxis furtifs et des vitrines closes. Mais non. Il fait très clair et ça fait un peu mal aux yeux. Il y a plein de gens qui se pressent sur le trottoir, qu'ont-ils donc fait pendant tout ce temps ? Ont-ils travaillé ? Couru ? Comment ont-ils fait pour exister ?
D'accord, ils ont dû se débrouiller comme d'habitude. Quand même. Leur persistance massive est quelque peu énigmatique, voire vaguement provocante. Quand vous êtes pris dans le même flot, que vous travaillez ou prenez le bus avec eux, vous ne vous en apercevez même pas. Vous savez bien qu'ils se débrouillent pour continuer à exister. Mais là, pendant que vous vous trouviez avec l'héroïne et les combats, vous ne savez pas comment ils y sont parvenus. 
Ils ont continué leurs allées et venues. Leur temps se raccorde au précédent. Leurs gestes s'enchaînent les uns aux autres. Pas les vôtres. La durée, pour vous, s'est au contraire distendue. Elle a formé une grande poche où ont tenu l'histoire du film, les paysages, vos émotions, peut-être des vies entières. Assez vite, cette question s'estompe et finit par disparaître. Mais seulement par négligence ou par emportement. Elle n'est pas véritablement réglée. 
Roger-Pol Droit. 101 expériences de philosophie quotidienne. 

Vous avez pris le bus un jour gris et, pendant le voyage, il a plu. 
Vous êtes allée à la bibliothèque où vous avez emprunté un livre français traduit en espagnol
Vous avez commencé à le lire dans un café où la serveuse vous a complimentée à propos de votre montre. A la table voisine de la vôtre, deux amis se sont retrouvés, vous auriez pu comprendre leur conversation si la petite fille d'une femme entrée peu après vous ne s'était mise à hurler sans que sa mère comprenne pourquoi. 
Vous êtes sortie et vous avez pris votre place à la caisse du cinéma. 
L'employée était nouvelle, votre carte -ancienne, elle- l'a surprise. Vous avez pensé que l'autre caissière avait dû accoucher : la dernière fois que vous étiez venue, en juin, vous l'aviez vu caresser son ventre, fort rond. 
Vous avez été la dernière à vous installer dans la salle, trois autres spectateurs y étaient déjà. 
En une heure dix, vous avez fait un aller-retour à Paris en passant par Toulouse et Annecy. 
Vous avez entendu parler espagnol, italien, français, allemand, anglais et vous avez souvent souri, vous ne savez pas exactement pourquoi, vous avez souvent souri pendant toute la durée du film
Quand vous êtes sortie, il faisait encore jour et encore gris. Vous aviez gardé votre sourire et la lumière, elle, avait gardé quelque chose de Paris mais vous étiez à nouveau bien en Espagne dans la rue Blanquerna. 
Pour tout le monde, c'était l'heure de retrouver ses amis en terrasse mais vous êtes restée seule et vous n'avez pas tardé à aller attendre le bus, dans la station souterraine où, s'il n'y avait pas les pendules suspendues, le temps n'existerait pas.
Pendant qu'une file se formait devant l'entrée du bus, vous avez sorti votre livre de votre sac et vous en avez lu le chapitre 37 : "Attendre sans rien faire". Puis le 6ème : "Voir un paysage comme une toile tendue". Comme vous ne vous souveniez plus du sens exact du mot lienzo, vous en avez demandé l'explication aux personnes situées devant vous. Une femme vous l'a donnée, en même temps qu'elle dessinait dans l'air : le rectangle de la toile, le geste de peindre. 
Pendant le voyage du retour, vous avez repensé au film, aux conversations des personnages, aux conversations que vous aviez eues dans la journée. Vous aviez encore envie de sourire.
Vous avez pensé qu'on pouvait ajouter une expérience au livre : "Voir un film dans une langue qu'on ne maîtrise pas tout à fait". 
Quand vous avez ouvert la porte de chez vous, les deux chiens vous ont réclamé à manger, comme tous les jours. 



(Jonas Trueba, le réalisateur de Los exiliados romanticos était invité à Nantes, il y a quelques années. Son interview sous-titrée est à écouter ICI.)