mercredi 7 octobre 2015

L'identification (6 : 富士山)

Quand, pour finir, nous sommes arrivés à la maison très chère de Rafa, j'ai demandé comment il avait gagné autant d'argent. Ils ont ri. J'ai précisé : d'où provenait l'argent de la famille. Teresa m'a dit quelque chose à propos de banques. Et ta famille à toi ?, je lui ai demandé, hésitant. Arturo a répondit qu'ils ne l'avaient pas gagné en écrivant de la poésie et nous avons ri. Puis, Teresa m'a dit qu'elle me l'avait déjà raconté, je ne m'en souvenais pas ? J'ai douté mais j'ai dit que si, maintenant je me souvenais. Peut-être me l'avait-elle dit la nuit où nous nous étions connus. Ou elle avait pu me l'avoir raconté à diverses occasions mais je ne l'avais pas comprise. Ou peut-être qu'elle me mentait et qu'elle ne me l'avait jamais dit.*

*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier.


Tout se jouait le premier jour. Voire même : dans les dix premières minutes.
Il s'agissait de suivre le pas de course d'une personne toujours aimable mais dont je savais qu'elle avait mille autres choses à faire, acquiescer à chacun de ses Vous voyez ?/Tu vois ?, sourire à la (demi) douzaine de têtes qui (ne) se tournaient (pas) vers moi à chaque seuil franchi, abandonner l'idée de retenir plus de trois prénoms parmi tous ceux qu'on m'énumérait, mémoriser le circuit dans les couloirs, le numéro des bâtiments le cas échéant… et, surtout, retenir le fonctionnement des outils, tout écouter quand j'entendais L'imprimante est ici/Voilà ton code pour les photocopies.
Car je voulais bien passer pour une grande timide ou qu'on prenne ma myopie pour du dédain… Tout plutôt que d'être celle-qui-a-encore-provoqué-un-bourrage-papier.
Aussi, dès qu'il était question de machines… je me concentrais autant que je pouvais, j"oubliais tout le reste.

Ce jour-là, j'avais rendez-vous avec monsieur A. dans son bureau. C'est d'un pas nonchalant qu'il me fit faire un tour à l'extérieur Tiens, regarde, c'est la statue du fondateur. Ici : le terrain de base-ball, l'équipe est assez bien classée. Bon, maintenant, si tu veux bien, on va se presser un peu parce qu'on doit aller dans le bureau du doyen, après tout, c'est lui qui décide si tu peux travailler ici ou pas.
Le doyen s'était excusé platement de ne pas parler ma langue sans me laisser l'occasion d'être confuse d'aussi mal maîtriser la sienne mais je n'étais en état ni de savourer cette quintessence de la politesse japonaise ni de savoir s'ils avaient parlé, lui et monsieur A., de moi ou carrément d'autre chose pendant les dix minutes qui suivirent car je pensais à la photocopieuse, qu'on n'avait pas encore vue.
En sortant du bureau du doyen, monsieur A. me dit négligemment Ah oui ! Je vais te montrer la salle de travail !
Au bout d'un labyrinthe de couloirs, il ouvrit la porte d'une immense salle déserte. Les trois secrétaires interrompirent leur travail, s'inclinèrent profondément devant nous et monsieur A. me dit Bon, voilà, tu sais tout, pour le reste, tu verras avec tes collègues, allez, bon retour hein ?!

Il y eut, donc, deux premiers jours.

Quand je revins, l'immense salle était pleine et bruissait de toutes sortes de langues parmi lesquelles primait l'anglais. Je m'installai au hasard à une table en face d'une Américaine placide et aimable qui me dit son prénom en plus de celui de toutes les personnes qui l'entouraient sans interrompre le découpage auquel elle était occupée ni la conversation qu'elle menait et à laquelle elle m'intégra. En dix minutes, il y eut un tourbillon d'informations concernant tout aussi bien la feuille de présence à signer, des détails de la vie privée de tout le monde, l'endroit où se trouvaient les craies ou les magnétophones et… le fonctionnement de la photocopieuse.
J'abandonnai vite l'idée de comprendre quoi que ce soit.
J'essayai de me figurer ce que c'était que d'avoir une langue maternelle dont on pensait que le monde entier la maîtrisait, quel que soit le sujet qu'on abordait, quel que soit le débit auquel on parlait.
Je n'y parvins pas.
Je pris le parti de sourire, de paraître intéressée par tout ce qu'on me disait. 

Quelques jours avant la fin du trimestre pendant lequel j'avais provoqué plusieurs bourrages-papier, il fut question d'aller manger à la cafétéria, pour fêter le départ de l'Américaine. 
-Ah bon, elle part ? 
-Ben oui ! Elle l'avait annoncé le jour de ton arrivée, tu ne te souviens pas ? Elle suit son mari qui est muté.
-Ah bon, elle est mariée ? 
-Ben oui ! Tu sais bien ! Tu étais là quand elle nous a montré sa bague !
Je mangeai en silence, le départ de l'Américaine, la fin du trimestre... me procuraient, finalement, un réel soulagement.

Un autre jour, dans la grande salle, je m'émerveillai devant Y. que le mont Fuji nous apparaisse dans l'exact prolongement de l'allée principale. 
Elle sourit mais parut interloquée.
-Ben… oui ! C'est pour ça qu'elle s'appelle l'allée du Fujisan ! J'aurais parié que monsieur A. te l'avait dit le premier jour !

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