*Emmanuel Régniez
Je peux imaginer une scène, un accident, de ceux dont les statistiques démontrent la fréquence malgré les campagnes de prévention, les avertissements à la vigilance et qu'on appelle
domestiques(1)
Il est toujours question de gaz, de casserole, d'eau bouillante, d'huile brûlante.
J'ai répondu au téléphone et...
J'ai eu à peine cinq secondes d'inattention et...
Il a voulu faire une crêpe, lui aussi et...
On a sonné à la porte et...
Personne ne m'a raconté mais je peux reconstituer une possible scène à l'origine de l'accident, de la blessure, de la trace, comment appeler ça ? Oui : une cicatrice (2), une balafre.
Ce qui fait que, à l'aveugle, au toucher, je le reconnais même entre tous et c'est lui que, toujours, je choisis, le couteau dont le manche fondu me fait penser que, comme toi
(3), il a un
profil pirate(4)
(1) Arrachée à mon paradis, comme en
exil dans cette ville en construction où j'appris le mot préfabriqué
parce que ma salle de classe en était un, posé sur un terrain argileux
où, dans mon souvenir, les flaques ne séchaient jamais (5), j'aurais pu me
sentir plus de ressemblances avec sa mère -petite, ronde, gênée de son accent
chuintant, s'efforçant, comme tant d'étrangers craignant qu'on nie leur légitimité, de ne pas se faire remarquer, toujours à
l'heure à la sortie, un chausson à la pomme à la main (6)- qu'avec sa fille
qui, avec brusquerie, avait accompagné son refus de me prêter une gomme (7)
d'un lapidaire "tu n'as qu'à effacer avec ton doigt". (8)
Peut-on
dire "tu es si jolie maintenant !" sans laisser paraître que ce n'était
donc vraiment pas le cas avant ? Je m'y serais peut-être tout de même
essayé car, oui, je lui trouvais vraiment beaucoup de charme quand je la
croisais dans les couloirs du lycée, une dizaine d'années plus tard. J'aurais sans doute été maladroite mais je
n'en eus de toute façon pas l'occasion : le jour où je l'abordais d'un
"tu te souviens, on était voisines de table en CP ?", elle me tourna
théâtralement le dos, me laissant sur place dans un "Non !" sonore et
sans réplique. Pourtant, même si elle s'était estompée depuis son
enfance, la trace de la brûlure au degré le plus élevé qui plissait la
moitié de son visage était encore assez visible pour que je sois assurée de reconnaître en elle la petite Portugaise au chausson aux pommes quotidien.
(2) Cicatrice, est le mot auquel je pense aussi quand je vois
la trace qu'une chute dans l'escalier laissa sur ma bague plutôt que sur
mon doigt.
(4)"J'aime bien ton profil", elle fait. "C'est quoi le mot, déjà ?"
"Profile." Sa voix semble perdue.
"J'aime bien ton profil. Non, j'adore ton profil. Aimer c'est rien."
James Salter. Un sport et un passe-temps.
(5) Quand on est arrivés, à cette époque où les Sud-Américains débarquaient par milliers dans cette ville glaciale, on disait qu'à Paris l'hiver durait neuf mois, et qu'après il y avait trois mois pendant lesquels on attendait l'été.
Santiago H. Amigorena. Le premier amour.
(6) ce qui, pour moi, était un produit exotique car je n'en avais encore
jamais mangé, au contraire des mangues, noix de coco, maracujas, tiges
de cannes à sucre.
(7) Je ne me souviens pas d'avoir adressé la parole à quiconque une autre fois cette année-là (j'étais plus à l'aise dans la compagnie de Daniel, Valérie et leur chien Bobby
(9) que dans celle de mes camarades de classe) mais je me souviens, en revanche, de tout le courage que j'avais dû rassembler pour formuler cette demande-là. (10)
(8) Moi qui étais coutumière des pages soignées, je fus humiliée ce jour-là de devoir en rendre une presque trouée.
(10) 35 ans plus tard, avenue de la Toison d'or, je m'en souvins encore, alors que S. concluait le récit qu'il me faisait d'une histoire d'amitié compliquée : "elle était toute étonnée que Benjamin refuse : ça lui avait demandé tant d'efforts de le lui demander qu'elle aurait trouvé bien légitime qu'il lui rende ce service !"