Il pensait vraiment qu'elle ne pouvait pas ne pas s'ennuyer en vivant ainsi, qu'elle finirait par se lasser de sa vie et de lui-même. Plus bas, il se disait aussi que ces cent mille francs, ajoutés à son salaire à lui, permettraient à Lucile une vie beaucoup plus facile matériellement. Avec ce bel optimisme des hommes, il imaginait Lucile s'achetant gaiement deux petites robes par mois qui, évidemment, ne seraient pas signées d'un grand couturier, mais lui iraient parfaitement puisqu'elle était bien faite. Elle prendrait des taxis, elle verrait des gens, elle s'occuperait un peu de politique, du monde en général, des autres enfin. Sans doute, il regretterait de ne pas trouver en rentrant chez lui, comme un animal enfoui dans sa tanière, cette femme qui ne vivait que de lecture et d'amour mais il s'en sentirait vraiment rassuré. Car il y avait dans cette vie immobile, un absolu du présent, un dédain de l'avenir qui l'effrayait, le vexait même obscurément comme s'il n'eût été qu'un des éléments d'un décor, un décor de studio, qu'on brûlerait forcément, inexorablement au dernier tour de manivelle.
"Je commencerais quand ?" dit Lucile.
Elle souriait vraiment à présent. Après tout, elle pouvait bien essayer. Il lui était déjà arrivé de travailler dans son jeune temps. Elle s'ennuierait sans doute un peu mais elle le cacherait à Antoine.
"Le 1er décembre. Dans cinq ou six jour. Tu es contente ?"
Elle lui jeta un coup d'oeil méfiant. Pouvait-il vraiment croire qu'elle était contente ? Elle avait déjà relevé des pointes de de sadisme chez lui. Mais il avait l'air innocent, convaincu. Elle hocha la tête gravement :
"Je suis très contente. Tu avais raison, ça ne pouvait pas durer."
Françoise Sagan. La chamade.
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