lundi 7 avril 2014

Supplément à la vie

Tôt j'ai été amoureuse si toutefois cela s'appelle ainsi : apprendre par coeur à force de le fixer le calendrier, espérer ainsi faire venir plus vite une date de retrouvailles mais ma carrière était brève encore et je n'étais pas aussi rétive que je le suis devenue plus tard à la littérature américaine quand ma mère me mit entre les mains un roman dont j'ai gardé en mémoire essentiellement la couverture aux couleurs criardes si prisées l'année de ma naissance et le fait que la maîtresse du héros portait la version courte de mon prénom.

Passons très vite : un jour, Eddy Anderson laisse brusquement tout tomber, il lâche sa carrière de publicitaire brillant, sa femme aimante et indulgente, sa luxueuse maison avec piscine. Il veut en finir avec le mensonge, avec l'arrangement agréablement fallacieux de sa vie, il veut trouver, dit-il, le sens de son existence. Mais il y a Gwen Hunt, sa maîtresse, une femme qui "avait tout... parfum, goût, toucher, pression, besoin, appétit dévorant, joie subtile, délicatesse de la main, une suite désespérée de sons et d'expressions si nues, évoquant le danger à venir -elle avait tout". Le livre raconte le chemin très tortueux qui mène le héros à lui-même en passant par cette femme. 
Nathalie Léger. Supplément à la vie de Barbara Loden 
Cette vision compliquée mais exigeante de la vie et de l'amour participa-t-elle à mon éducation sentimentale ?

Car, à cette époque-là, ne se dessinait qu'une constance de la petite succession de garçons qui avaient fait s'accélérer mon coeur : mon charme ne s'exerçait nullement auprès des premiers de la classe. Mais pour le reste ? Si je ne semblais manifester de grandes aptitudes dans le port de tailleurs, de talons hauts, de sautoirs en perles, de petites robes noires, que je ne me spécialisais ni dans les sourires énigmatiques ni dans les regards non moins fardés, que je n'aurais décroché aucun rôle dans les catégories : fatale, fragile ou dangereuse et que je ne me sentais nullement concernée par la féminité, si les scènes et les cris, les ruptures spectaculaires n'étaient pas dans mon registre comment savoir que je n'éprouverais aucune attirance, jamais, pour un voyou aux bras tatoués, pour un de ceux dont on attend le retour anxieusement : spéléologue, marin, braqueur de banque, que je ne quitterais pas tout pour suivre un aventurier qui n'en demanderait pas tant, que je ne succomberais pas à un célèbre acteur, un impitoyable avocat, un infatigable sportif, que je ne vivrais ni passion violente et destructrice, ni amours non réciproques ou adultères ou irrégulières ?
Il n'y a que dans les romans que tout est écrit. 

Je n'ai jamais vu le film d'Elia Kazan.  
Je ne verrai jamais peut-être celui de Barbara Loden. Je ne connaîtrai des scènes que ce que j'en ai lu, hier, au bord de la mer. 

Et soudain, au beau milieu de l'action, alors qu'il faut être rapide et impitoyable, alors que la peur et le risque, le risque de mourir, et la peur de l'irréparable règnent, tout s'arrête encore, on ne voit que leurs visages -le cigare arrogant (on sait ce qu'il en est) de Mr. Dennis en contre-jour, et elle, penchée sur lui, son visage lumineux, abandonné. Mr Dennis mâchonne un you did good à mi-voix, ils se regardent et doucement, dans l'impudeur de l'aparté, you are something, une onde de gratitude, la pulsation de l'assentiment vient battre entre leurs deux visages.
Nathalie Léger. Supplément à la vie de Barbara Loden.

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