lundi 25 janvier 2016

MA VIE EST UN ROMAN (fragments d'insularité)

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Tout a commencé un jeudi. Je ne peux pas me tromper de jour, puisque c'est le jeudi et uniquement le jeudi que je vais en ville. Il n'y a que ce jour-là que j'ai pu voir ce que j'ai vu. Je ne vais jamais en ville les autres jours. 
Tout a commencé un jeudi et pour être encore plus précis -car il faudra être précis tout au long de ce récit- c'était le jeudi 31 mars. 
Tout a commencé le jeudi 31 mars à 14h32.
Voilà très précisément ce qui s'est passé. 
Le jeudi 31 mars à 14h32, j'ai vu ma soeur dans le bus n°39 qui va de la Gare à la Cité des 3 Fontaines, en passant par l'Hôtel de Ville. 
Je vais tout de suite dire quelque chose : ma soeur ne prend jamais le bus, ma soeur ne va jamais en ville. Elle déteste aller en ville. Elle déteste la ville. Elle déteste le bus et elle me dit chaque jeudi matin quand je pars pour la ville et que je vais prendre le bus : "Mais comment fais-tu pour prendre le bus ? Appelle un taxi." Chaque jeudi matin, quand je quitte la maison pour me rendre en ville, ma soeur me rappelle son horreur du bus. Ma soeur me rappelle qu'elle n'a jamais pris le bus, qu'elle ne prendra jamais le bus. Ma soeur me rappelle qu'elle déteste le bus. Je sais pourquoi elle ne prend jamais le bus. Je sais pourquoi elle déteste le bus. Je sais aussi pourquoi elle ne comprend pas que moi je prenne le bus. J'y reviendrai.  
Emmanuel Régniez. Notre château.*
C'était mercredi dernier et, comme tous les mercredis, j'ai pris le bus 351 pour aller en ville où j'allais rendre mes livres à la bibliothèque. La seule différence entre ce mercredi et les autres mercredis c'est que j'ai pris le bus 351 de 8h alors que les autres mercredis, je prends le bus 351 de 9h30. Dans le bus 351 de 8h, nous n'étions pas nombreux et tout le monde semblait encore dormir ou s'éveiller à peine comme était en train de le faire le soleil qui rosissait les flancs et les cimes de la Tramontane que nous longions mais, alors que nous approchions de la ville, la lumière a changé, la journée a vraiment commencé et nous sommes arrivés. 
En haut des escalators, peu de voitures laissaient passer le peu de personnes qui étaient en train de traverser au feu de la plaza España alors que, d'habitude, il y a toujours beaucoup de voitures et beaucoup de personnes et ce mercredi-là, pour la première fois en ville, j'ai entendu mes propres pas quand j'ai traversé au feu de la plaza España alors que, d'habitude, cela n'arrive pas. 
J'ai pris la rue piétonne qui descend vers la rambla et j'ai croisé à peine quelques passants et seulement quelques tables vides, aux terrasses. 
Les grilles de la première bibliothèque étaient closes alors j'ai continué à descendre vers la mer et il y avait encore moins de monde que dans le haut de la ville, c'est à dire qu'il n'y avait plus personne et mes talons continuaient à claquer comme dans une ville la nuit comme dans un film où ce bruit laisse présager le pire. Dans l'avenue Jaime III, j'ai croisé deux chiens sans laisse et maigres et deux personnes plus loin, qui pouvaient être leurs maîtres mais qui pouvaient aussi ne pas l'être
La deuxième bibliothèque était fermée. 
Alors j'ai rebroussé chemin, j'ai repris l'avenue Jaime III, j'ai repris la petite rue piétonne qui monte, j'ai recroisé la rambla, j'ai repris l'autre rue piétonne et, j'ai retraversé la plaza España  jusqu'à la station dont j'ai descendu les escalators et dans laquelle je suis remontée dans le bus 351 qui s'apprêtait à partir parce qu'il était 9h28 et que c'était le bus 351 de 9h30 et il est parti et je suis rentrée à la maison, avec mes livres. 

A la fin de la journée, quand j'ai repensé à son commencement, j'aurais pu jurer que rien de tout cela ne s'était passé, que j'avais tout inventé. 




*
A son roman, Emmanuel Régniez a ajouté une collection de photographies fantomatiques du peintre Thomas Eakins. Sur l'avant-dernière d'entre elles, une femme ressemble de manière presque effrayante à l'une de mes soeurs.

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