Tu dis que tu le sais au soin qu'ils te demandent de prendre du cliché qu'ils te confient, tu dis que ça se voit que c'est le seul qu'ils possèdent, tu dis qu'ils te tendent une photo usée parfois pliée, tu dis que parfois c'est une simple photo d'identité, tu dis qu'ils précisent Vous lui ajouterez un sourire, hein ?, tu dis qu'ils précisent Vous ferez comme si elle n'avait pas ce pansement sur l'oeil, hein ?, tu dis qu'ils demandent C'est possible de le vieillir un peu et me faire à côté, hein ? tu dis que cette photo a été maintes fois sortie du portefeuille, dévisagée, rangée, sortie à nouveau, tu dis que c'est le plus souvent une femme le plus souvent un homme le plus souvent un enfant, tu dis qu'il arrive que ce soit un chien qu'il arrive que ce soit un chat, tu dis que tu sais qu'ils seront déçus, forcément déçus, tu dis que leur attente est impossible à combler, tu dis que personne ne peut leur donner ce qu'ils espèrent car, après que tu as peint des natures mortes tout l'hiver, ce sont parfois des amours défuntes dont on te demande le portrait à l'aube de cette nouvelle saison des visages.
Une civilisation de l'image qui n'est plus centrée sur l'exigence de prendre en charge les morts en produisant moins des imitations ou des ressemblances que de véritables doubles est vouée à ne produire que des clichés reproductibles à l'infini, sans singularité, mais aussi sans double, c'est-à-dire sans renvoi consistant en dehors d'eux-mêmes. Théoriquement, tout le travail de Georges Didi-Huberman semble aller en ce sens, notamment depuis son ouvrage sur Aby Warburg, L'image survivante. Il semble s'agir en effet pour lui de promouvoir le concept warbugien de survivance (Nachleben) à toute fin de penser non pas certaines images particulières mais l'image en elle-même : en chaque image survivraient fantomatiquement toutes les images du passé, et chaque image ne vivrait que par sa capacité à faire ressurgir en elle, mais aussi en deçà et au-delà d'elle, les images qui la hantent. L'histoire des images, une "histoire de fantômes pour grandes personnes" disait Warburg avant sa mort. Dans cette perspective, le bon programme semble effectivement posé pour notre propos : il s'agit de faire de l'image le coeur vivant, pour le meilleur (création continuée de l'image) et pour le pire (hantise et folie) de la pratique des morts -les morts n'ont pas besoin de survivre mais leur image doit survivre à toute fin que l'humanité se sauve en pensant à ses morts plutôt qu'à la mort. Mais, en même temps, Georges Didi-Huberman semble faire de ce concept de survivance un concept fondamental non de la mort mais du temps, et plus précisément de ce temps du savoir historique qui ressuscite sans cesse les images de ceux qu'on croyait morts. Dans cette perspective, ce n'est plus le moment de la mort, radicalement étranger à la vie, qu'expliciterait le concept de survivance mais la vie elle-même : nous serions tous en un sens, à travers les images qui nous hantent, des survivants et non pleinement des vivants. Dans ce cas-là, l'image survivante échouerait à remplir la fonction de clôture ou de conjuration qu'elle nous semble devoir porter d'un point de vue non pas esthétique ou historique mais éthique. Nous ne pouvons ici développer plus loin, seule sans doute la suite de son oeuvre nous permettra d'y voir plus clair.Pierre Zaoui. La traversée des catastrophes. Philosophie pour le meilleur ou pour le pire.
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