dimanche 23 août 2015

C'est bien ce que je dis

En vrai, je ne sais pas nager. Du moins : pas davantage que ce qui permet à quelqu'un me voyant d'un peu loin de conclure que je nage la brasse. De près, il faudrait la même indulgence que pour, quand on me voit m'agiter en tout sens, admettre que je suis en train de danser. On peut appeler cela nager, donc, mais le plus juste serait de dire que je me déplace dans la mer. Nager vraiment nécessiterait que je me concentre sur mes gestes mais, pour cela, il faudrait que je me rappelle ce que je suis en train de faire or, le plus souvent : j'oublie. D'ailleurs, ce n'est peut-être pas pour rien que je ne me souviens pas comment j'ai appris à nager. Ma vie a été coupée en deux, du jour où elle n'a plus été atlantique -culotte,brassards,liberté- mais chlorée -maillot de bain,mouvements coordonnés,cheveux mouillés dans les jours froids d'hiver. J'exagère à peine mais j'exagère un peu : il y eut quelques dimanches matins de piscine joyeuse avec mon père et mes soeurs -sans doute pas plus de deux ou trois, suffisamment pourtant pour croire à l'installation d'un rite mais : non car c'est la course d'orientation qui supplanta la piscine et, quand j'y pense, tu es la seule personne encore dans ma vie qui nous connut à cette époque-là : mon père et ses trois filles. Tu vois, c'est bien ce que je dis : quand je nage, je ne nage pas vraiment : je pense à autre chose. Et vendredi, je ne sais pas comment ce souvenir a surgi mais, tout à coup, il n'y eut plus que lui : 

J'ai une dizaine d'années. Je suis, en compagnie de ma mère, dans la chambre d'un prêtre. Il est âgé. Il va prendre sa retraite et, donc, il ne sera plus l'aumônier de la compagnie de guides d'Europe dont mes soeurs font partie quand je serai en âge d'y entrer à mon tour. Il est connu pour son coup de crayon, il croque volontiers des scènes auxquelles il assiste lors des camps, transforme ses dessins en cartes que les guides envoient quand elles écrivent à leur famille. Sa chambre est sobre et sombre. Au mur, deux photos : celle du pape (ma mémoire seule ne me permet pas de dire lequel. Si je me souviens de l'élection de Jean-Paul II, la fumée, l'attente, etc., je ne suis pas capable de la dater). Et une de lui, photographié avec un évêque, un cardinal ? Je ne l'ai pas su à l'époque. Je le regarde aussi lui, ce prêtre mais, si sa chambre a marqué mon souvenir, son visage : non. Je ne bouge pas. Je sais ne pas bouger, pendant longtemps. Je suis un modèle idéal. Il réalise mon portrait.
Ni ma mère ni moi ne l'avons sollicité pour cela mais lui : oui car nous avions rendez-vous. Il n'a pas dessiné mes soeurs. Pourquoi moi ? 
Le portrait est réalisé en noir et blanc, sur papier Canson. Il fait partie des papiers de ma vie que je n'ai pas conservés mais que je n'ai pas oubliés. Je le revois précisément. La bouche m'était étrangère mais les yeux : oui, fidèles.

Vendredi soir, à vélo, je suis allée te regarder travailler. Il y avait longtemps : l'animation de la rue, les chanteurs aux terrasses voisines, la circulation intense, les femmes en robes longues, les odeurs de viande grillée, tout ça.
Une petite fille, immobile sur la chaise, posait, sa mère assise, à côté.
Que se souviendra-t-elle de ce moment, dans trente-cinq ans ?

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