Sur l'autoroute de Tolede, nous avons vu divers autocars pleins de touristes aux allures d'Américains, appareil photo numérique à la main, et quand nous passions à leur côté, j'exprimais un dédain infini, ce que je faisais sans problème avec les sourcils, vers chaque touriste dont je croisais le regard. Mon regard les accusait de cautionner la guerre, de traiter les gens et les relations entre les gens comme des choses, d'être les moutons d'un empire assassin et spectaculaire, les accusait comme si j'étais un écrivain fuyant un régime répressif au lieu d'être un de ses boursiers les plus frauduleux.(…) Je réservais ma plus intense antipathie à ces américains qui essayaient de ne pas détonner, qui se liaient d'amitié avec les espagnols et évitaient la compagnie de leurs compatriotes, qui se refusaient à parler anglais et qui, quand ils parlaient espagnol, exagéraient le zézaiement péninsulaire. Au début, je ne me suis pas rendu compte de la présence à Madrid de ces américains plus discrets, plus subtils, mais à mesure que je me convertissais en l'un d'eux, j'ai commencé à m'apercevoir de leur abondance; je me félicitais de déjeuner avec Isabel dans un restaurant sans touristes, félicitais de connaitre l'Espagne authentique, que je définissais seulement comme un espace sans américains, quand mon regard croisait celui d'un homme ou d'une femme à une autre table, de vingt ans et quelques ou trente ans et quelques, entouré ou entourée d'espagnols, en retrait du reste du groupe, qui fumait d'un air peu sociable et alors je le savais, on le savait tous les deux, qu'on était taillés sur le même patron. Je suis arrivé à la conclusion que, si on regardait aux alentours avec attention pendant qu'on se promenait dans les quartiers supposément moins touristiques, on pouvait identifier de jeunes américains dont les vies étaient structurées par la volonté de ne pas paraître tels.
*Saliendo de la estación de Atocha est un roman américain de Ben
Lerner que je lis dans sa version espagnole grâce à la traduction de
Cruz Rodríguez Juiz. Il existe en français, traduit cette fois par
Jakuta Alikavazovic et publié aux éditions de l'olivier.
Pour que je me souvienne de cette rencontre alors qu'elle date du milieu des années 80 et qu'elle n'a pas duré plus de trois minutes… Peut-être que certains sont marqués de cette manière-là par leur première rencontre avec un noir mais moi, les noirs… A la limite, j'aurais pu m'étonner que, tout à coup, après notre déménagement, il y en ait moins que d'habitude autour de moi mais me souvenir de la première fois où j'en ai vu, ça non, je ne peux pas*… Mais lui, oui, je me souviens de lui mais davantage grâce à l'exclamation de ma soeur : Je me demande ce qu'il faisait là ! L'intonation de son exclamation… Exactement la même qu'elle aurait pour dire : Mais comment fais-tu pour te souvenir de tout ça ?! ou Evidemment que je ne me souviens pas de ça !!! si elle lisait ces lignes… Et c'est vrai : qu'est-ce qu'il faisait là ? c'est à dire derrière chez nous, sur la petite route où les voitures roulaient trop vite au point d'écraser notre chien mais où personne ne passait jamais à pied sauf nous, quand nous allions attendre le bus, à l'arrêt le plus proche… Et justement, c'était là qu'il allait : à l'arrêt du bus et, comme il y avait deux lignes qui le desservaient, il nous demanda laquelle allait dans la direction de la gare des A. … Le S barré, répondit ma soeur et lui nous fit rire car, en répétant les instructions, il appela le bus le dollar… Ce qui, en plus de son accent, nous confirma sa nationalité.
C'est ainsi que j'ai rencontré mon premier Américain.
Ensuite… Ensuite, je mis longtemps avant d'en revoir. Avant Tokyo, ça ne m'arriva sans doute pas beaucoup, du moins je ne m'en souviens pas. Mais à Tokyo, donc… A Tokyo, je trouvais qu'on les voyait de loin, les Américains… Si je me sentais différente des Asiatiques qui m'entouraient, d'eux presque davantage. Pourtant… pourtant, on me disait parfois Thank you, sur l'air de vouloir me faire plaisir, dans ce qui, finalement, n'était la langue de personne… Pourtant aussi, à New York, plusieurs fois des Américains s'adressèrent à moi pour que je leur indique le chemin. Mais ici non… Enfin, ici aussi… Je veux dire : ici non, on ne me parle anglais mais ici aussi : les Espagnols me demandent leur route, en espagnol… Et l'autre jour, alors que je lui en parlai, dans la cuisine, le garçon me dit que oui… Oui, je pouvais passer pour une Espagnole… Mais à New York alors ?… Mais on peut te prendre aussi pour une Américaine.
Conclusion : je peux très bien être n'importe quoi… Je veux dire : n'importe qui.
*
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire