lundi 4 août 2014

Voyage autour de ma chambre
chapitre 5 : en Thaïlande

A la fin du voyage, pendant que l'air du pont peignait mes poumons en bleu, je repensais à ce que m'avait raconté le jeune -pas si jeune, cependant, que je croyais- aventurier. Il avait été prompt à la conversation, me faisant tourner la tête alors que, spontanément, pour respecter l'espace réduit mais vital de chacun, j'aurais fait semblant de ne pas avoir de voisin.
Si, pour ma part, je me préserve autant des rencontres de voyage, de passage, c'est que je ne sais jamais à l'avance si elles mériteront d'encombrer ma mémoire. Car, si j'oublie certains récits, certains faits de la biographie de gens qui me sont chers et dont, pourtant, je tiens au souvenir, je n'ai jamais trouvé la touche delete qui me permettrait d'alléger mon cerveau des vies  ni plus ni moins intéressantes que la mienne qu'on me livre fréquemment le temps d'un voyage, d'une soirée, d'un café.
Sur le pont, donc, tournée vers l'île et la perspective gourmande de l'authentique et riche et si chère conversation pour laquelle je faisais cette traversée, je faisais le compte du peu de ce que celui qui
m'avait si longuement entretenue des sensations que lui avaient laissé son séjour de trois semaines au Japon,  m'avait retracé son parcours professionnel varié, m'avait détaillé les raisons de son apprentissage de toutes sortes de massages après avoir travaillé dans le business, m'avait raconté comment sa dernière fiancée -une Française avec qui il était encore en contact car, même après avoir rompu, ils continuaient à bien s'entendre- était partie au Pérou initialement pour trois semaines mais s'y était installée et y enseignait à présent le français, m'avait expliqué qu'il avait aménagé sa voiture pour pouvoir y dormir pendant la semaine qu'il allait passer sur l'île mais qu'il avait eu peur de ne pas pouvoir partir car on lui avait cassé une vitre qu'il avait eu à peine le temps de réparer, m'avait cité tous les lieux qu'il comptait visiter, m'avait vanté la qualité des biscuits qu'il m'invitait à goûter
avait appris de moi.

Je rencontre si fréquemment des gens qui, sans rien savoir de moi, n'éprouvent pas l'envie de me retourner mes questions qu'ils trouvent, pourtant, suffisamment intéressantes pour y répondre longuement que les récits d'amitié ou d'amour naissant au cours d'un voyage à l'autre bout du monde m'apparaissent comme de la pure science fiction. 

"C'était comme l'une de ces rares occasions où tu joues aux cartes et que tu reçois une bonne main après une autre. Cela pouvait être une question de chance mais cela me paraissait être le contraire, quelque chose comme le destin. Tout s'emboîtait et rien ne nécessitait le moindre effort. Nous étions enchantés tous les deux par Le voyage, avec Sam Shepard et Julie Delpy, un film dédaigné par les quelques personnes qui l'avaient vu. Kate dit que son poète favori était John Ashbery.
-Le mien aussi ! dis-je, bien que cela ne soit pas exactement vrai (mais à ce moment-là, c'était vrai)-. "La vérité : cette chose que je pensais être en train de dire". J'adore ce vers.
-Il est dans quel poème ?
-Je ne me souviens pas, je mentis parce que je ne voulais pas que les références et les notes en bas de page emprisonnent la conversation.
Ce qui importait était que nous aimions les mêmes choses… ce qui, je l'espérais, était une façon détournée de dire que nous nous plaisions. Normalement, je me sentais grand et maigre comme une vieille branche mais là, assis avec mon tee-shirt ANTI-ULTRAVIOLENCE, parlant cinéma et poésie, je me sentais bronzé et svelte et plein du soja que j'avais mangé au déjeuner. Kate avait compris que j'étais "une espèce d'écrivain" et se demandait quel genre de choses j'écrivais.
-J'ai une idée pour un livre de développement personnel, dis-je. Yoga pour ceux qui ne prennent pas la peine d'en faire
-Mais tu ne prends pas la peine de l'écrire, pas vrai ?
-Tu m'as volé la blague. 
-Ça paraît être une bonne idée. Chapitre un : "Vide ton esprit". 
-Holà ! Je n'en suis pas encore arrivé là. 
-Où en es-tu arrivé ?
-Pas très loin. 
"Loin" ne paraissait pas un terme très adéquat. 
-Très près ?
-Eh bien, je suis près du début… mais encore plus près d'abandonner. 
-Et pourquoi ?
-Mon esprit est trop vide."
Le livre de Geoff DyerYoga for People Who Can't Be Bothered to Do It, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Yoga para los que pasan del yoga.


Vocabulaire noté : 
-no aguantaba el esfuerzo : je ne supportais pas l'effort
-he tenido sueños raros : j'ai fait des rêves bizarres
-el tamaño de un chuletón : la taille d'une côte de boeuf
-un francés delgaducho : un français maigrichon
-holgazanear : paresser

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