74Sortir du cinéma en plein jour
Durée : 90 minutes environ
Matériel : une salle de cinéma, la lumière du jourEffet : décalant
Vous avez longtemps suivi l'héroïne, les combats les retournements de situation. Vous avez vécu dans le noir sous d'autres cieux. Le cinéma vous a vidé de vos pensées de l'heure, empli de ses images. Il vous a lavé du temps et de sa continuité. Vous passez dans le couloir ou l'escalier qui mène au-dehors. Vous retrouvez d'abord, sous la lumière des lampes, une première frange du monde habituel. Ce n'est encore pourtant qu'un passage, une transition. Soudain, vous ouvrez la porte.Dehors, il fait soleil. Vous l'aviez oublié. Totalement. Vous vous demandez comment c'est possible. Pas votre oubli, mais ce plein jour. Extérieur, soleil. Ce n'était pas dans le script. Il aurait dû faire nuit. Comme d'habitude, avec des passants raréfiés, des taxis furtifs et des vitrines closes. Mais non. Il fait très clair et ça fait un peu mal aux yeux. Il y a plein de gens qui se pressent sur le trottoir, qu'ont-ils donc fait pendant tout ce temps ? Ont-ils travaillé ? Couru ? Comment ont-ils fait pour exister ?D'accord, ils ont dû se débrouiller comme d'habitude. Quand même. Leur persistance massive est quelque peu énigmatique, voire vaguement provocante. Quand vous êtes pris dans le même flot, que vous travaillez ou prenez le bus avec eux, vous ne vous en apercevez même pas. Vous savez bien qu'ils se débrouillent pour continuer à exister. Mais là, pendant que vous vous trouviez avec l'héroïne et les combats, vous ne savez pas comment ils y sont parvenus.Ils ont continué leurs allées et venues. Leur temps se raccorde au précédent. Leurs gestes s'enchaînent les uns aux autres. Pas les vôtres. La durée, pour vous, s'est au contraire distendue. Elle a formé une grande poche où ont tenu l'histoire du film, les paysages, vos émotions, peut-être des vies entières. Assez vite, cette question s'estompe et finit par disparaître. Mais seulement par négligence ou par emportement. Elle n'est pas véritablement réglée.Roger-Pol Droit. 101 expériences de philosophie quotidienne.
Vous avez pris le bus un jour gris et, pendant le voyage, il a plu.
Vous êtes allée à la bibliothèque où vous avez emprunté un livre français traduit en espagnol.
Vous avez commencé à le lire dans un café où la serveuse vous a complimentée à propos de votre montre. A la table voisine de la vôtre, deux amis se sont retrouvés, vous auriez pu comprendre leur conversation si la petite fille d'une femme entrée peu après vous ne s'était mise à hurler sans que sa mère comprenne pourquoi.
Vous êtes sortie et vous avez pris votre place à la caisse du cinéma.
L'employée était nouvelle, votre carte -ancienne, elle- l'a surprise. Vous avez pensé que l'autre caissière avait dû accoucher : la dernière fois que vous étiez venue, en juin, vous l'aviez vu caresser son ventre, fort rond.
Vous avez été la dernière à vous installer dans la salle, trois autres spectateurs y étaient déjà.
En une heure dix, vous avez fait un aller-retour à Paris en passant par Toulouse et Annecy.
Vous avez entendu parler espagnol, italien, français, allemand, anglais et vous avez souvent souri, vous ne savez pas exactement pourquoi, vous avez souvent souri pendant toute la durée du film.
Quand vous êtes sortie, il faisait encore jour et encore gris. Vous aviez gardé votre sourire et la lumière, elle, avait gardé quelque chose de Paris mais vous étiez à nouveau bien en Espagne dans la rue Blanquerna.
Pour tout le monde, c'était l'heure de retrouver ses amis en terrasse mais vous êtes restée seule et vous n'avez pas tardé à aller attendre le bus, dans la station souterraine où, s'il n'y avait pas les pendules suspendues, le temps n'existerait pas.
Pendant qu'une file se formait devant l'entrée du bus, vous avez sorti votre livre de votre sac et vous en avez lu le chapitre 37 : "Attendre sans rien faire". Puis le 6ème : "Voir un paysage comme une toile tendue". Comme vous ne vous souveniez plus du sens exact du mot lienzo, vous en avez demandé l'explication aux personnes situées devant vous. Une femme vous l'a donnée, en même temps qu'elle dessinait dans l'air : le rectangle de la toile, le geste de peindre.
Pendant le voyage du retour, vous avez repensé au film, aux conversations des personnages, aux conversations que vous aviez eues dans la journée. Vous aviez encore envie de sourire.
Vous avez pensé qu'on pouvait ajouter une expérience au livre : "Voir un film dans une langue qu'on ne maîtrise pas tout à fait".
Quand vous avez ouvert la porte de chez vous, les deux chiens vous ont réclamé à manger, comme tous les jours.
(Jonas Trueba, le réalisateur de Los exiliados romanticos était invité à Nantes, il y a quelques années. Son interview sous-titrée est à écouter ICI.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire