Nous n'avons pas comme seul point commun, Julio Cortázar et moi, d'être nés dans un lieu si éloigné du reste de notre vie.
ça fait une semaine que, comme juste compensation à nos fatigues bureaucratiques, nous nous sommes lancés dans un voyage à travers la Belgique et la Hollande. Nous sommes déjà passés par mon illustre ville natale, Bruxelles, puis nous sommes passés par Gant et maintenant, nous sommes à Bruges. C'est à dire que, en ce moment, nous assistons à une biennale de poésie à Knokke qui, comme tu le sais, est presque un faubourg de Bruges. Tu te demanderas ce que je peux bien faire à une biennale de poésie, étant donné mon horreur a ce genre de rencontres- et autres raisons plus profondes. Mais il se trouve que, sous prétexte de la biennale, il y a ici 90 tableaux de Dali et c'est une chance -raisons esthétiques mises à part- que je ne voulais pas laisser passer. De sorte que je t'écris à présent pendant qu'un vieux monsieur vaguement turc ulule depuis l'estrade une allocution en ce qu'il croit être du français, pauvre âme ingénue. La salle de ce casino est horriblement peinte par René Magritte (on est en Belgique, quoi !). Ce soir nous retournerons à Bruges et demain, nous irons à Anvers.
Tout est comme c'est -en général, génial- et en plus, il y a de la bonne bière, de splendides beffrois, halles, chaires de vérité et nous errons nuit et jour à travers les canaux brugeois et gantois. Rien n'est Paris mais c'est bien, la Belgique. (1)
Pas non plus celui de consacrer notre temps aux mêmes choses : l'amour, la lecture, l'écriture.
Ici, nous avons peu d'amis. Je vis tellement dans mes choses, tellement heureux avec la présence d'Aurora, que nous avons besoin d'une vie de relation intense. Je suis toujours en retard pour mes lectures et mes écritures. Et je vais avoir 43 ans, je suis vieux, très vieux (derrière mon incorrigible visage de jeune garçon). (2)
Mais celui, également, de vivre à l'étranger et au jour le jour, de redouter parfois la précarité qu'on a choisie...
Il y a un an, j'ai débarqué à Marseille. Il pleuvait et c'était lugubre. Je marchais avec une pianiste brésilienne, par ailleurs à moitié idiote, que je m'étais charitablement chargé de garder jusqu'à Paris. Nous avons marché toute la journée dans Marseille, port admirable qu'il me plairait d'explorer pendant au moins une semaine, comme tu l'as peut-être fait, toi. Ensuite : le train et Paris. Je t'assure qu'il m'est difficile de croire que je suis là depuis un an. Parfois, en route vers le centre en Vespa, une sensation d'irréalité presque angoissante m'assaille : qu'est-ce que c'est, tout ça ? Qu'est-ce que je fais ici ? Pendant un instant, m'envahit la peur de mon état absolu et délibérément précaire, réduit au seul présent, sans la moindre prévision. Peur, lamentation… Et puis je ris et ça me passe. L'avenir, on l'a laissé aux employés de banque et aux messieurs aux plans de vie et aux ambitions. Je crois que mon indifférence totale en matière de publication d'oeuvres nait de cela parce que publier suppose de planifier et d'organiser le futur livre. Ce qui compte, c'est la joie immense de faire le livre, mot après mot, dans le présent absolu. (3)
… mais qui nous est nécessaire, dans laquelle on persiste.
Je vis vraiment au jour le jour et je ne le regrette pas, contrairement à toi qui, une fois de plus, te répands en lamentations, moi je préfère résister à ma manière et jusqu'à présent, personne ne m'a prouvé que j'avais tort. (4)
Je tente, en revanche, de me garder des regrets, auxquels il cède, lui. Regrets de ce que je n'aurais pas fait, ou pas à temps, de ce que j'aurais trop fait ou pas avec qui il l'aurait fallu. J'essaie de ne rien vivre que, plus tard, j'aurais à me pardonner.
Je me souviens d'une lettre de Keats, où il dit mélancoliquement : "Je me rends compte que je ne sais rien, que je n'ai rien lu…". Il est peut-être sûr que, finalement, la connaissance engendre la tristesse, moi je crois avoir mis mes jeunes années à profit dans le mesure où me le permettaient mon tempérament, mes capacités intellectuelles et, même, ma santé. Mais maintenant, à la moitié de ma vie, je commence à voir le passé comme une accumulation monstrueuse d'erreurs, de choses-qui-n'auraient-pas-dû-être-faites. Jamais je ne me pardonnerai de ne pas être venu en Europe à vingt ans, et d'avoir attendu presque vingt autres années. Jamais je ne me pardonnerai d'avoir lu tant de livres idiots, d'avoir écrit tant de lettres inutiles, d'avoir empli des douzaines de carnets de vers que je n'ai jamais relus. (5)
J'étais à Babel, quand j'ai ouvert le livre Cortázar de la A a la Z. Chaque page me donnait à voir les lieux, les visages, les manuscrits dont il est tellement question dans les lettres que je venais de lire et c'était comme feuilleter un album familier, être une intime de l'auteur.
Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières.
Comme, dans ce volume, la traduction en
espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version
originale qui apparait en notes de bas de pages.
(1) Hace una semana que, como justa compensación a nuestras fatigas burocráticas, nos lanzamos a viajar por Bélgica y Holanda. Ya estuvimos en mi ilustre ciudad natal, Bruselas, pasamos luego por Gante y ahora estamos en Brujas. Es decir, en este momento asistimos a una Bienal de Poesía en Knokke, que como sabes es casi un suburbio de Brujas. Vos dirás qué cuernos tengo yo que hacer en una Bienal de Poesía, étant donné non horreur a ce genre de rencontres -y a otras razones más profundas. Pero ocurre que, so pretexto de la Bienal, hay aquí 90 cuadros de Dalí, y ésa es una oportunidad que -razones estéticas aparte- no quería yo perderme. De modo que ahora te escribo mientras un provecto señor vagamente turco ulula desde el estrado una alocución en algo que él cree francés, pobre alma ingenua. La sala de este casino está pintada horriblemente por René Magritte (on est en Belgique, quoi !). Esta noche volveremos a Brujas, y mañana nos iremos a Anvers.
(…) Todo es como es -en general estupendo- y además hay buena cerveza, espléndidos beffrois, halles, chaires de vérité y vagamos noche y día por los canales brujenses y gantescos. Nada es París, pero está bien esta Bélgica.
(2) Aquí tenemos pocos amigos. Yo vivo tan en mis cosas, tan contento con la presencia de Aurora, que nos necesito una vida de relación intensa. Siempre estoy atrasado de lecturas y de escrituras. Y voy a cumplir 43 años, estoy viejo, viejísimo (detrás de mi incorregible cara de chico).
(3) Hace un año desembarqué en Marsella. Llovía y estaba lúgubre. Yo andaba con una pianista brasileña, medio estúpida por lo demás, de cuya custodia me había encargado caritativamente hasta París. Anduvimos todo el día por Marsella, puerto admirable que me gustaría explorar por lo menos una semana, como quizá lo has hecho tú. Después fue el tren, y París. Te aseguro que me cuesta creer que llevo aquí un año. A veces, andando en la Vespa por el centro, me asalta una sensación de irrealidad casi angustiosa. ¿Qué es esto? ¿Qué hago aquí? Por un segundo me invade la angustia de mi estado absoluta y deliberadamente precario, reducido al sólo presente, sin la menor previsión. Miedo, lástima… Y entonces me río y se me pasa. El futuro se lo dejo a los empleados de banco y a los señores con planes de vida y ambiciones. Creo que mi total indiferencia en materia de publicación de obras nace de esto, porque publicar presupone planear y organizar el libro futuro. Lo que cuenta es la enorme alegría de hacer el libro, letra a letra, en el riguroso presente.
(4) Vivo realmente au jour le jour, y no lo lamento; contrariamente a vos, que una vez más te extendéis en lamentaciones, yo prefiero aguantar a mi manera y hasta hoy nadie me ha probado que me equivoco.
(5) Me acuerdo de una carta de Keats, en que dice melancólicamente : "Me doy cuenta de que no sé nada, que no he leído nada…". Quizá sea cierto que a la larga el saber engendra tristeza; yo creo haber aprovechado mis años jóvenes en la medida en que me lo permitía mi temperamento, mis recursos intelectuales, incluso mi salud. Pero ahora, a más de la mitad de la vida, empiezo a ver el pasado como una monstruosa acumulación de errores, de cosas-que-no-hubieran-debido-hacerse. Jamás me perdonaré no haber venido a Europa a los veinte años, en vez de esperar casi otros veinte. Jamás me perdonaré haber leído tantos libros tontos, haber escrito tantas cartas inútiles, haber llenado docenas de cuadernos con versos que ni siquiera yo he vuelto a leer.