Au début des années 50, Julio Cortázar apprivoise la douleur de l'exil et se soigne grâce aux lettres de ses amis :
Mon cher Eduardo :Ce soir, en rangeant mes livres qui viennent d'arriver, je suis tombé sur une de ces phrases qui, en certaines circonstances, blessent comme les épines. Elle dit plus ou moins : "Ceux qui partent cessent d'être intéressants".Je suis ensuite sorti dans la rue et allé au bureau de poste pour voir s'il y avait des lettres. J'ai trouvé celle de toi et María et une de Jorge. Alors, je suis redevenu joyeux. Tu sais, il m'est encore difficile de retrouver l'équilibre. Je ne suis pas bien parti de Buenos Aires; après avoir cru que je le ferais avec peine mais calme, il s'est avéré que je m'en suis allé très peu tranquille, entouré d'ombres, incapable de m'ôter des yeux (au moins comme spectacle) l'image de vous tous sur le bateau et sur le quai. Partir n'est pas rien, il faut se rendre compte qu'il y a une mécanique du chewing gum : tu restes collé et tu tires.J'essaie de le dire avec humour mais tu vois ce qu'il en sort. Finalement, si Paris m'a attrapé par les cinq sens, il n'a pas pu me tirer du puits dans lequel je vis. Trier des papiers aujourd'hui, voir des lettres, des visages, des choses partagées, m'a rendu triste; chaque livre coïncide avec un moment, une maison, une voix, une controverse. La seule contemplation d'une enveloppe ou l'odeur du papier me ramènent à coups de fouet à Buenos Aires. Je ne suis pas triste d'être à Paris. C'est bien et maintenant je sais que c'est nécessaire d'être ici. Mais le chewing gum, tu sais. (1)
mais aussi, grâce à la lecture en bord de Seine sur les marches du quai de l'île St Louis -Je lis des romans comme un fou-(2) et la compagnie de Louis Aragon :
J'ai commencé à me permettre le luxe d'un spécialiste, à savoir : consacrer des soirées entières à l'exploration de zones marginales (dans le sens Guide Bleu) de Paris. Par exemple, après avoir lu Le Paysan de Paris de Aragon*, je me suis occupé à connaître les Buttes-Chaumont, qui sont un endroit fascinant, avec leurs airs 1900 (optimiste, "progressiste", le-monde-va-très-bien, les rois visitent les expositions, la belle Otero, etc) (3)
*Quelques garçons en casquette sortent des Buttes et s'éloignent sans chanter. Nous entrons dans le Parc avec le sentiment de la conquête et la véritable ivresse de la disponibilité d'esprit.
Louis Aragon. Le paysan de Paris.
Et puis, finalement, grâce à la magie de Paris, qui peut-être guérit de tout, qui me guérissait, moi aussi :
Ne crois pas que je sois triste, Paris est si beau ! Ici, la tristesse devient une activité esthétique. Ainsi : il m'arrive d'être triste mais j'apprends à déposer cette mélancolie dans toutes les belles choses qui m'entourent. Je voudrais pouvoir te montrer, par exemple, un soir sur le Pont du Carroussel. (…)Alors, en moins d'une minute, il s'est passé un miracle, la folie absolue. Les réverbères se sont allumés d'un coup et la pierre des parapets, je ne sais par quel mélange d'air et de lumière, est devenue intensément rose. Nous, on regardait, muets. Ensuite, nous avons vu que la proue de la Cité et les tours lointaines sont passées instantanément au violet profond et que, en même temps, la rivière était verte, d'un vert empli d'or. J'ai fermé les yeux, désespéré de comprendre que cela n'allait pas durer, que cette chose vénitienne allait se dégrader aussitôt, se perdre… Mais ça a duré, deux ou trois minutes, le temps de voir monter les premières étoiles. Nous sommes partis de là sans pouvoir parler, trop heureux pour pouvoir dire que nous l'étions. (4)
Paris ne me manque pas (mes amis : si), je peux le (re)vivre en livre(s) -car, moi aussi, j'ai lu Aragon- et s'il m'arrive d'éprouver le mal du pays, je ne sais pas exactement duquel il s'agit.
Il a été question l'autre jour de garçons, jeunes et fraîchement orphelins, qui commençaient un tour du monde avec cet argent qui ne consolait de rien, qui le commençaient sur des îles -Majorque, les Canaries- et, j'ai pensé Moi, un tour du monde ? ou sur une île ? jamais je ne l'aurais fait ! avant de me souvenir que, moi jeune comme eux, je ne serais effectivement pas partie, j'aurais acheté un appartement à Paris. Enfin, pas vraiment à Paris : sur l'île St Louis !
Toutes les citations de Julio Cortázar sont une traduction que je fais librement depuis ses lettres publiées aux éditions Alfaguara sous le titre Cartas a los Jonquières.
Comme, dans ce volume, la traduction en espagnol des phrases en français dans le texte, c'est, ici, la version originale qui apparait en notes de bas de pages.
(1) Mi querido Eduardo :
Esta tarde, arreglando mis libros que acaban de llegarme, di con una frase de las que, en ciertas circunstancias, duelen como espinas. Más o menos dice : "Los que se van dejan de ser interesantes". (…) Después salí à la calle, (…) entrando en el Correo para ver si había cartas. Hallé la tuya y de María, y una de Jorge. Entonces, (…) recobré la alegría. Sabes, me cuesta todavía recobrar el equilibrio. No me fui bien de Buenos Aires; después de haber creído que saldría de allí con pena pero sereno, ocurrió que me fui muy poco tranquilo, rodeado de sombras, incapaz de quitarme de los ojos (al menos como espectáculo) la imagen de todos ustedes en el barco y en el muelle. Irse no es nada, la cosa es darse cuenta que hay una mecánica de chicle, que te has quedado adherido y te vas estirando.
Trato de dirlo con humor, pero ya ves lo que sale. En fin, si París me tragó ya los cinco sentidos, no pudo aún sacarme del pozo personal en que vivo. Ordenar papeles, hoy, ver asomar letras, rostros, cosas compartidas, me ha dejado triste; cada libro coincide con un tiempo, una casa, una voz, una polémica. La sola contemplación de un sobre, o el olor del papel, me devuelven a latigazos a Buenos Aires. No estoy triste de estar en París. Está bien, y ahora sé que es necesario que esté aquí. Pero el chicle, sabes.
(2) Leo novelas como loco
(3) Empiezo a permitirme lujos de especialista, a saber que dedico tardes enteras a la exploración de zonas marginales (en el sentido Guide Bleu) de París. Por ejemplo, después de leer Le Paysan de Paris de Aragon, me dediqué a conocer las Butte-Chaumont, que son un sitio fascinante, con su aire 1900 (optimista, "progresista", el-mundo-va-muy-bien, los reyes visitan las exposiciones, la bella Otero, etc).
(4) No creas que estoy triste, París es tan hermoso ! Aquí hasta la tristeza se vuelve una actividad estética. De modo que tal vez esté triste, pero estoy aprendiendo a depositar esa melancolía en tanta cosa bella que me rodea. Quisiera poder mostrarte, por ejemplo, un atardecer en el Pont du Carroussel. (…) Entonces, en menos de un minuto, ocurrió el milagro, la locura absoluta. Los faroles de gas se encendieron de golpe, y la piedra de los pretiles, yo no sé por qué mezcla de aire y luz, se puso intensamente rosa. Nosotros la mirábamos, mudos. Entonces vimos que la proa de la Cité y las torres lejanas habían pasado instantáneamente a un violeta profundo, y a la vez el río estaba verde, un verde lleno de oro. Yo cerré los ojos, desesperado al comprender que eso no podía durar, que esa cosa veneciana iba a degradar instantáneamente, a perderse… Pero duró, dos o tres minutos, el tiempo de ver subir las primeras estrellas. Nos fuimos de allí sin poder hablar, demasiado felices par decir que lo éramos.
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