"De tous les hommes, l'artiste est bien sûr le plus profondément distrait, un champion de la distraction, peut-on dire." Il s'était remis en marche, très penché en avant. "Pour cette raison qu'il est l'homme le plus distrait (distrait au sens où je l'entends), l'artiste est aussi l'homme le plus distrayant. Avec lui, aucun risque d'ennui, aucune menace d'atteindre la vérité du monde, ni la vérité de la description, ni la vérité de la représentation, ni aucune vérité d'aucune sorte, toujours source du plus mortel ennui. Seulement l'art, qui est sans vérité, d'où son pouvoir de distraction. Et de tous les artistes, permettez-moi de le dire -il jette un regard à l'appareil qui pend à mon épaule- de tous les artistes c'est le photographe qui est le plus distrait, me semble-t-il, et cela une fois de plus contre toutes les apparences et impressions générales. Je serais curieux de savoir ce que vous pensez de cela." Je restais silencieux, dans l'attente de ce qu'il allait dire encore. Et, en effet : "Tout comme moi dans mes télescopes, le photographe regarde à travers ses objectifs et passe son temps l'oeil collé à un viseur. Il cadre et concentre son attention sur une portion d'espace choisi : un visage, un corps, un paysage, tout comme moi NGC 205, ou la nébuleuse Tête de Cheval, ou la galaxie M 82. Il cadre et se croit très attentif au monde, extrêmement attentif au monde, alors que le cadrage est le comble de l'inattention, le comble de la distraction. Car le cadre est tout le contraire d'une cage dans laquelle on tiendrait son sujet prisonnier : c'est un trou qu'on perce dans un mur pour s'évader, pour se distraire. La distraction est ainsi : irrésistible attraction d'une petite ouverture aux bords bien délimités, bien dessinés. Seul le mur sans ouverture retient notre attention, le mur infini du monde dans sa fastidieuse continuité. La distraction et le cadrage sont notre seule issue vers le hasard. Vous arrive-t-il de prendre une photo autrement que par distraction ? Ou de ne pas photographier autre chose que ce que vous avez cadré ?"
Alain Fleischer. L'observatoire in Pris au mot.
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