jeudi 13 novembre 2014

La vie des pages (5)

A Tokyo, c'était souvent. 
Au détour d'un souterrain du métro que je n'avais encore jamais emprunté, en poussant une porte au huitième étage… je découvrais tout un monde dont je me demandais souvent s'il existait quand je ne m'y trouvais pas, dont je me demandais même s'il avait existé avant que je le trouve sans l'avoir cherché. 
J'ai un peu ce genre d'impression -ainsi donc, ils écrivaient, pendant tout ce temps ?- dans les bibliothèques, dans les librairies, ici. 
Sans a priori, sans connaissance d'aucun prix, sans être lassée par les mots d'un auteur trop invité à la radio… 
Mes lectures en espagnol sont des séances de dégustation, à l'aveugle. 

A la maison, il y avait une encyclopédie dont mon père parlait comme d'un pays lointain, entre les pages desquelles on pouvait se perdre comme dans les rues d'une ville inconnue.
(…) Mon père, entre autres, continuait à utiliser l'encyclopédie comme un moyen de transport avec lequel il arrivait dans des lieux que nous ne pouvions pas imaginer et où les gens, fréquemment, se comprenaient en anglais. Parfois, il revenait de ces curieux voyages avec une barbe de trois jours et une expression de fatigue comme s'il avait réellement séjourné dans des pays étrangers. Et, au lieu de cadeaux, comme en rapportaient les autres parents qui voyageaient, il nous rapportait des mots. Un jour, il revint de l'encyclopédie à l'heure du repas et, entre deux plats, il nous enseigna le terme mimétisme pour démontrer que, parmi les animaux comme parmi les hommes, il y avait des individus qui aimaient feindre ce qu'ils n'étaient pas. Moi, le fait qu'il aille et vienne dans l'encyclopédie à une telle fréquence me tranquillisait parce que je pensais que c'était un moyen de garder les choses à leur place et qu'il y avait, là-bas, des vitamines, des mères et des escaliers et des avocats. Et de la lumière car, sans lumière, nous étions perdus. Mais je ne comprenais pas bien pourquoi, l'encyclopédie étant un modèle d'organisation, la réalité ne se conformait pas toujours à l'ordre alphabétique. Le un, par exemple, était avant le deux bien que le U soit une des dernières lettres de l'alphabet. De même, nous prenions notre petit-déjeuner avant notre déjeuner et nous mangions avant de dîner, alors que, selon une progression alphabétique, nous aurions dû commencer la journée par un dîner, la continuer en mangeant un déjeuner et la terminer avec un bon petit-déjeuner. Ce manque d'accord permanent entre le monde encyclopédique et l'existence réelle fut l'une des préoccupations les plus fortes de mon enfance.
Juan José Millás. El orden alfabético.
Il s'agit d'une traduction libre que je fais de l'espagnol mais ce livre a été publié en français par les Editions du Hasard dans une traduction de Jacques Nassif et Max Bensasson. 
Parce que cette parution avait été chroniquée par Pierre Hild, j'aurais pu découvrir Millás bien longtemps avant maintenant.



En casa había una enciclopedia de la que mi padre hablaba como de un país remoto, por cuyas páginas te podías perder igual que por entre las calles de una ciudad desconocida.
(…) Mi padre, entre tanto, continuaba utilizando la enciclopedia como un medio de transporte con el que llegaba a lugares que nosotros no podíamos ni imaginar, y en los que la gente, con frecuencia, se entendía en inglés. A veces volvía de aquellos curiosos viajes con barba de tres día y expresión de cansancio, como si hubiera permanecido de verdad en algún país extranjero. Y en vez de regalos, como los demás padres que viajaban, nos traía términos. Un día regresó de la enciclopedia a la hora de comer y entre plato y plato nos enseñó la palabra mimetismo para demostrar que entre los animales, como entre los hombres, también había individuos a los que les gustaba aparentar lo que no eran. A mí me tranquilizaba el hecho de que fuera y viniera de la enciclopedia con aquella frecuencia, porque pensaba que era una forma de que las cosas se mantuvieran en su sitio y de que hubiera vitaminas y madres y escaleras y abogados. Y alumbrado, porque sin alumbrado estábamos perdidos. Pero no entendía bien por qué, siendo la enciclopedia un modelo de organización, la realidad no se ajustaba siempre al orden alfabético. El uno, por ejemplo, iba antes del dos aunque la U era una de las últimas letras del abecedario. Además, desayunábamos antes de comer y comíamos antes de cenar, cuando en una progresión alfabética se debería comenzar el día con la cena par continuar con la comida y acabar la jornada con un buen desayuno. Esta falta de acuerdo permanente entre el mundo enciclopédico y la existencia real constituyó una de las preocupaciones más fuertes de mi infancia.

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