mardi 2 décembre 2014

Tuesday self portrait


A ce qu'il semblait, le père et la fille avaient suspendu toute relation à cause d'un fait puéril, qui était même passé inaperçu à ceux qui aujourd'hui le racontaient avec un luxe de détails, comme une reprise d'un drame de 1910 : elle, l'héritière farouche et tête en l'air, avait quitté sa cellule de vertu pour la compagnie d'un coureur de dot, un après-midi en promenade sur le chemin de Macerta, s'essayant aux premières escarmouches; les premiers détours et les balbutiements, et les surprises affectées, devant un homme brun qui venait d'inventer le sourire, le regard sombre et agressif, et qui parlait de lui et des grandes passions avec un aplomb et une gravité singuliers. L'instant d'après, son père, dressé sur le seuil de sa chambre (son frère, avec sa violence, derrière lui, clouant sur elle son regard, à hauteur des épaules paternelles). Et au tableau suivant, une brûlante nuit de larmes. Et au suivant, une tentative de fugue. Puis un jour, des voix dans la nuit, un rendez-vous clandestin, un échange de reliques, et un début de serment qui devait provoquer la seconde fugue manquée. Et soudain, elle martelait furieusement de ses poings la porte bouclée, tandis que son frère, avec sa violence, courait à la suite de ses chiens, renversait sur le chemin son amoureux en fuite; les larmes sur le sol; la douleur au cou, la faim; la lumière sous la porte, et le retour des pas sur le tapis de l'escalier, marquant une ère de douleur : le premier pli d'un voile immaculé déposé avec un soin funèbre au fond d'un coffre aussi profond qu'une tombe, où reposaient les non-restes, les gestes frustrés d'un passé proche et douloureux, le rapport des illusions perdues, à la mémoire qui refusait d'en faire cas. 
Juan Benet. Un deuil. 

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