J'imagine que, pour n'importe qui, il est rare de voir ses grands films -ceux qu'il ou elle considère comme grands films- passé trente ans. Après quarante ans, c'est extrêmement improbable. Après cinquante, impossible. Les films qu'on voit enfant ou adolescent ont une telle place dans nos coeurs qu'il est plus qu'impossible de les juger objectivement (en plus, on n'en a pas envie). Tenter de séparer leurs mérites et leurs défauts, les voir comme un adulte désintéressé, c'est comme tenter de mettre une note à notre enfance : impossible parce que ce qu'on examine ou qu'on essaie d'évaluer est une part essentielle de la personne qui essaie d'évaluer. Progressivement, en général entre la fin de l'adolescence et la vingtaine, on commence à voir de grandes oeuvres cinématographiques. Au début, on peine à comprendre ces oeuvres supposées magistrales : elles sont trop différentes, souvent trop ennuyeuses et difficiles. La majorité des films sérieux que je connais, je les ai vus pendant mes études à Oxford, au Penultimate Picture Palace et au Phoenix, à l'époque où il y avait des séances tardives tous les soirs. Quand j'ai vu Stalker, j'étais préparé à endurer la projection même si j'étais incapable de l'apprécier. Je connaissais suffisamment -à peine- la grammaire et l'histoire du cinéma pour savoir que Tarkovski les agrandissait, les adaptait, les étendait. Bien que l'expérience ne pouvait se réduire à ce qu'on appelle "cinéma". Ma capacité à m'émerveiller a été enrichie en même temps qu'altérée. Cette capacité s'est limitée, s'est définie de manière irréversible, de même que lire Tolstoi nous fait grandir et, en même temps, limite définitivement notre capacité à grandir encore, notre capacité à la révélation et à l'étonnement dans le domaine de la fiction. Evidemment, après Tarkovski, on peut encore apprécier Tarantino, on peut voir qu'il est en train de faire quelque chose de nouveau; comme Harmony Korine avec Gummo ou Andrea Arnold avec Fish Tank. Evidemment, évidemment. Mais quand j'ai eu trente ans, environ huit ans après avoir vu Stalker pour la première fois, le pouvoir du cinéma d'augmenter ma perception s'était réduite jusqu'à devenir insignifiante. *
On le constate dans les miroirs, sur les photos, aux taches sur notre peau, à notre goût faiblissant pour le camping, les concerts de rock, les sports de combat, les nuits blanches, à notre moindre endurance, notre moindre patience, notre plus grande exigence…
Mais on sait définitivement qu'on a vieilli le jour où, plutôt qu'affirmer sur un ton péremptoire que ce film est génial, t'as rien compris !, on s'entend dire avec précaution qu'on l'avait trouvé magnifique, à dix-sept, vingt-deux, vingt-huit ou trente-et-un ans... mais bon qu'on ne l'a jamais revu depuis alors que… si ça se trouve...
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