mercredi 17 juin 2015

Voyage autour d'une (autre) chambre. 3 : la saucisse

Nous croyons que nous avons de grands objectifs dans la vie mais, en réalité, à l'heure de vérité, nous nous contentons facilement de quelque chose d'un peu trivial que nous avons eu tout le temps et qui nous a rendu la vie supportable. Je me souviens d'une des nombreuses conversations avec mes parents à propos de ce qu'ils feraient s'ils gagnaient au loto sportif. Le loto sportif : pour de nombreux britanniques, c'est l'équivalent de la Chambre, la chose qui réaliserait tous leurs désirs. "Moi, je me contenterais -a dit ma mère avec un mélange d'orgueil et d'humilité- d'aller au supermarché et d'acheter le meilleur filet qu'ils auraient. C'est la seule chose que je veux." "ça, tu peux DEJA le faire !", j'ai crié. Ce que voulait vraiment ma mère, c'était de se priver de la chose -des choses, en réalité, parce qu'elle aurait probablement pu se permettre de manger le filet du supermarché tous les jours de sa vie- qu'elle aurait désirée. (En opposition avec la génération actuelle de consommateurs, qui n'ont pas peur de s'endetter, mes parents m'ont inculqué une gestion de la dépense très simple : Si on ne peut pas se le permettre, on s'en passe. De fait, la première partie -"Si tu ne peux pas te le permettre"- était assez superflue puisqu'il ne s'agissait pas tant d'économiser que d'une philosophie du "s'en passer"). 
(…) Quand ma mère s'est trouvée au premier stade de ce qui a fini par être son ultime maladie, mon père m'a raconté que, oui, parfois elle achetait de la viande au supermarché mais toujours le morceau le moins cher et "jamais le plus beau". Il m'a aussi dit qu'elle regrettait son régime des cinquante dernières années. Si seulement elle avait mangé "plus de graisse". Pas de la viande, de la graisse. Cela aurait fait un excellent souhait pour la Chambre. Imaginez : son voeu le plus cher est d'avoir mangé plus de graisse. Bien que ce soit un peu tergiverser avec la Chambre parce que jamais Stalker n'a affirmé que les pouvoirs de la Chambre étaient rétrospectifs. On peut entrer dans la Chambre et manger toute la graisse qu'on veut désormais, mais on ne peut pas transformer la vie  qu'on a menée en une autre dans laquelle, même pendant les années de vache maigre, on aurait dévoré des montagnes. 
Mais bon, admettons que le pouvoir de la Chambre a un effet immédiat, pas rétroactif. Si notre plus grand désir est celui que montrent notre vie et nos habitudes quotidiennes, alors le mien est de perdre le temps en ceci et cela, passer ma vie à rien, errant du bureau à la cuisine (à préparer un thé) et de chez moi au café (à prendre un café). Tout se résume dans cette phrase de Solaris sur le fait que nous ne savons pas quand nous mourrons. S'il me restait une semaine de vie, il serait absurde de perdre mon temps chez moi de cette façon. Je préfèrerais faire quelque chose d'excitant (bien que, pour le moment, je ne vois pas de quoi il s'agirait). Non, je dois y penser attentivement. S'il me restait une semaine à vivre ? Est-ce que je ne m'envolerais pas vers une plage idyllique de Thaïlande ou des Bahamas ? Mais alors, je passerais douze heures dans un avion et trois jours de plus détruit par le jetlag, me réveillant en pleine nuit, trop fatigué pour me lever et traînant tout le jour, essayant de rester éveillé pour pouvoir dormir la nuit suivante. Donc, c'est compliqué. S'il nous reste si peu de temps, on ne ferait pas ce qu'on fait déjà. Mais, en cela, cette vie d'écrivain, cette vie où on passe son temps à faire plus ou moins ce qui nous plait, est différente. C'est pourquoi, puisqu'il est probable qu'il me reste encore une saison ici, ce serait mon plus grand souhait en ce moment : m'asseoir ici, écrire et tenter d'élucider quel pourrait être mon principal désir.*
Un temps je l'ai cru, oui. 
Que le pique-nique serait meilleur s'il était transporté dans un panier en osier, que je serais plus jolie en portant un manteau comment ? long ? mi-long ? à moins que ça ne soit un blouson en cuir, plus heureuse avec une vue sur la mer, dans une grande maison aux murs peints en 









ou en 









à moins que ça ne soit en 


No.17
mais, de toute façon, couverts de livres, sans piscine, sans chien -ah non, merci bien !- mais avec véranda, Saab 900 -uniquement du millésime 1979 s'il vous plait- dans le garage à moins que ça ne soit avec vue sur la ville -mais pas une ville de province, hein !- au dernier étage avec balcon.

Un temps j'y réfléchissais, oui. 
A ce que je ferais si je gagnais au loto, si je me savais atteinte d'une maladie incurable, si je rencontrais la fée aux trois voeux, je ne trouvais pas si évident de faire mieux que les vieux  
  1. -Encore de la soupe ! grogna le bûcheron. Comme j'aimerais avoir une bonne saucisse bien grasse à manger ce soir. 
  2.  -Je voudrais que cette saucisse te pende au bout du nez ! 
  3. Ils n'eurent plus qu'à souhaiter d'être débarrassés de cette saucisse gênante.

, j'examinais les possibilités. 

Un temps, oui.
Mais maintenant, qu'ils viennent, le stalker, le professeur, le savant, qu'ils viennent me proposer de les accompagner dans la Zone, vers la Chambre dont on dit qu'elle exauce le plus cher désir et je leur dirais sans hésiter Allez-y sans moi, les gars, laissez-moi, je n'ai aucune envie de sortir de ma chambre


*Le livre de Geoff Dyer, Zona : a book about a film about a journey to a room, un livre à propos du film Stalker de Tarkovski, est traduit en espagnol par Cruz Rodriguez Juiz et intitulé : Zona. Un libro sobre una película sobre un viaje a una habitación. C'est de l'espagnol que je fais une traduction libre.

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