mardi 3 novembre 2015

Tuesday self portrait

L'affaire prenait plus d'importance avec les citrouilles, appelées, dans le Nord, potirons, dont la grosseur devenait aisément monstrueuse. Alors que, durant tout l'été, à cause sans doute de l'abondance des herbes et des feuilles, on ne les avait pas vues une seule fois, elles mettaient un peu partout, sur la terre et parfois jusqu'à l'horizon, leurs grands poufs de couleur orange aux creux desquels s'accrochaient des petites feuilles qui donnaient une idée d'indécence. 
La croissance des citrouilles était si rapide et les portait à un tel volume que souvent les gens ne résistaient pas à l'envie d'écrire leur nom, de la pointe du couteau, sur leur peau, alors qu'elles étaient encore naines. Ils savaient que leur calligraphie se développerait en même temps qu'elles et prendrait de surcroît un relief de broderie, assez semblable, en fait, à une lèpre, mais permettant la lecture de loin. Aussi, dès ce moment de l'automne, les noms, ou seulement les initiales quand la timidité avait prévalu, criaient à perte de vue, d'un bout à l'autre de la campagne, portés par l'éclat orangé des citrouilles géantes. 
Les écritures, tantôt à l'anglaise, tantôt s'inspirant des caractères d'imprimerie, tantôt simplement malhabiles, trahissaient l'application, les soins que la postérité réclame. Ils donnaient aux inscriptions un aspect définitif et lorsqu'on suivait les chemins, le long des champs, on ne pouvait s'empêcher de penser à une promenade dans un cimetière où on lit des noms de famille sur les pierres. Il nous semblait qu'écrire son nom sur les citrouilles, en s'en remettant à elles pour qu'il fût porté au dernier degré de la gloire et trouvât d'avance sa grandeur posthume, était d'une extrême témérité. On ne devait pas jouer avec les images de la mort, aussi approximatives fussent-elles. 
Pierre Gascar. Le meilleur de la vie. 

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