A la sécheresse du ton s'ajoute un flot de paroles dont la syntaxe baroque me stupéfie. Les parenthèses se succèdent. Dans la quatrième, il introduit des restrictions, d'une part ceci, mais de l'autre cela, en se référant à une phrase dite ultérieurement, puis il revient à la troisième parenthèse : compte tenu que, vu ceci ou cela, suite à tel ou tel ordre, malgré que…, le Reichsführer SS et chef de la police allemande, car, d'ailleurs, ainsi, de sorte que, en outre, ce qui n'empêche pas que… et ainsi de suite dans des digressions sans fin. En fait, il voudrait résumer en une seule phrase l'histoire depuis 1933. Le plus surprenant, c'est qu'il ne semble avoir lui-même aucune difficulté à suivre le fil de son discours alors que tout le monde l'a perdu depuis longtemps. Il n'hésite jamais, ne se trompe jamais, avec des gestes décidés, armé de son stylo, il scande le rythme des parenthèses et fait la preuve de son étonnante mémoire. On retrouve chez lui le langage de la déclaration d'impôts et du procès-verbal, multiplié jusqu'à l'absurde. Ce langage, c'est le fascisme.
Landau, les traits tendus, écoute. Aujourd'hui, il a décidé d'intervenir, et cela après une phrase comptant 250 mots (j'ai vérifié dans le protocole) : "J'aimerais dire à l'accusé que le style est une affaire personnelle; mais s'il veut que nous le comprenions, et je parle également au nom des juges, il devra faire des phrases plus courtes. Nous savons tous qu'en allemand le prédicat est placé à la fin de la phrase, mais là, le prédicat se fait vraiment trop attendre."
(…) Nous nous distrayons alors en passant en revue les expressions baroques typiques d'Eichmann. Il adore les superlatifs, par exemple, pour "D'aucune manière", il dit : "De la plus aucune manière."
Finalement, le lieutenant-colonel m'apprend qu'en Argentine Eichmann a écrit un roman de science-fiction. Quelle merveilleuse nouvelle !
Harry Mulisch. L'affaire 40/61.
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